Entretien avec Gilles Kepel - Le 11 septembre, symptôme du déclin islamiste

Comment peut-on soutenir que l'islamisme est en déclin après les attentats du 11 septembre 2001 ? C'est pourtant ce que défend Gilles Kepel. Cet acte, pour spectaculaire qu'il soit, n'en confirmerait pas moins que le projet islamiste a échoué.

Vos derniers livres ? Jihad et Fitna ? dressent un bilan des évolutions mondiales de l'islam depuis trente ans. Comment définiriez-vous ces termes ?

Jihad veut dire effort en arabe. Effort pour étendre le domaine de l'islam, sur le plan personnel comme sur le plan social. C'est un terme connoté de façon positive dans la culture islamique. Utilisé dans un contexte militaire ou politique, il se traduit par guerre sainte. Ce dernier sens était tombé en désuétude. A l'occasion du jihad proclamé en Afghanistan suite à l'invasion soviétique de 1979, il est revenu au cœur de la vie politique du monde musulman. Il a été ensuite introduit au sein des guérillas égyptienne, algérienne, bosniaque..., des années 1990.

Fitna, traduit par discorde, guerre civile, sédition..., c'est la guerre qui, au lieu de s'exporter à l'extérieur de l'Islam comme le jihad, se retourne contre celui-ci et est porteuse de sa destruction. C'est la hantise des docteurs de la loi. Ils font tout pour éviter qu'un jihad lancé mal à propos ne se retourne en fitna. Du reste, jihad est un prénom masculin en arabe, et fitna, une manière de nommer une femme, un terme qui renvoie aussi à la séduction.

Dans quelles circonstances ont émergé les mouvements islamistes ?

Au milieu des années 1970, avec en toile de fond la perte d'emprise du nationalisme issu des décolonisations. A cette époque, le nationalisme a vingt ans d'âge, il n'a pas su faire face aux problèmes posés par l'explosion démographique et la conjoncture économique. Ces mouvements islamistes vont se présenter comme une alternative. Issus des Frères musulmans mais plus radicaux, ils vont opposer au modèle nationaliste et autoritaire failli une sorte d'utopie à base religieuse. Elle va connaître une répercussion particulière, dans les années 1970, avec la première génération qui n'a pas connu la colonisation. Fille de l'explosion démographique et de l'exode rural, première génération massivement alphabétisée, elle va trouver dans la littérature islamiste, écrite dans un arabe simple, un aliment qui correspond à une partie de sa demande.

L'islamisme va ensuite prospérer par suite de la guerre de 1973 contre Israël. L'embargo arabe provoque une pénurie d'hydrocarbures. Les pétromonarchies voient exploser leurs revenus, et ils vont alors financer la mouvance islamiste dans sa dimension la plus conservatrice, en grande partie pour se prémunir des mouvements nationalistes et en particulier socialistes.

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Les mouvements islamistes ont ensuite connu quelques succès, comme en Iran avec la révolution islamiste de 1979...

On ne connaît qu'un seul succès véritable des mouvements islamistes : c'est la prise du pouvoir en Iran par Ruhollah Khomeiny. C'est la seule entreprise qui a su rassembler dans un même mouvement de mobilisation jeunesse urbaine pauvre issue de l'exode rural et classe moyenne pieuse du bazar, avec pour clé de voûte les intellectuels islamistes ? ces derniers ont été le levain de cette pâte, fournissant les slogans qui ont permis à des groupes aux enjeux sociaux différents de s'unir temporairement contre un ennemi qui occupe le pouvoir. Cette tentative a réussi à mettre en place un régime qui dure toujours aujourd'hui.