De quel point de vue vous êtes-vous intéressé à l'épidémie de sida ?
Cette épidémie a été marquée par de profonds réaménagements des relations de pouvoir dans la médecine, que j'ai cherché à saisir en revenant sur l'ensemble des controverses publiques autour des traitements. En France, jusque dans les années 80, la médecine était dominée par la tradition clinique, forme d'agencement des pouvoirs construite autour de la figure centrale du clinicien investi, pour tout ce qui concerne ses propres malades, d'une très forte autorité personnelle. L'épidémie de sida révèle, de façon brutale, le passage à un modèle très différent, la modernité thérapeutique, nouvelle manière d'aborder la scientificité et l'éthique de la médecine. Ce modèle se construit d'une part autour des « essais contrôlés-randomisés » , mode très particulier d'administration de la preuve statistique, à la base de ce qu'on appelle aujourd'hui couramment la « médecine des preuves » (evidence-based medicine). A cette conception de la science médicale, la modernité thérapeutique articule d'autre part une vision procédurale et « juridicisée » de l'éthique, qui déplace notamment l'autorité des cliniciens vers des instances placées à distance de la pratique quotidienne, comme par exemple des comités d'éthique.
Comment s'est traduit concrètement cet affrontement entre tradition clinique et modernité thérapeutique ?
Les racines de cette transition sont anciennes. La médecine des preuves commence à émerger au tournant des xixe et xxe siècles aux Etats-Unis, à partir des années 50 en France. Au début des années 80, lorsque le sida fait irruption, la modernité thérapeutique reste très faiblement instituée. Les premiers médecins qui s'investissent sur le sida en sont d'ailleurs très éloignés et beaucoup y seront longtemps hostiles. L'affaire de la ciclosporine, fin 1985, révèle les difficultés de la tradition clinique à s'organiser face à l'urgence sanitaire liée à l'épidémie. Georgina Dufoix, alors ministre de la Santé et de la Solidarité, convoque une conférence de presse internationale pour annoncer, avec les médecins qui ont réalisé les expérimentations, les premiers résultats prometteurs d'un essai de médicament, la ciclosporine, sur quelques malades. Se dessinent alors deux camps. Pour certains, proches de la tradition clinique (même s'ils cherchent à en renouveler la pratique), en situation d'urgence sanitaire, les cliniciens-expérimentateurs sont en quelque sorte les mieux placés pour juger, en leur âme et conscience, du moment opportun pour communiquer au public les premières expérimentations d'un produit. Pour d'autres au contraire, cette manière de concevoir la médecine et la recherche peut occasionner les plus grandes dérives, particulièrement dans le contexte tendu propre au sida. Il faut en passer, même si cela s'avère difficile, par le placebo, le double aveugle, les grands nombres, le système de peer-review des revues scientifiques... Cette crise, favorisée par un contexte d'urgence sanitaire et de peur des débordements, témoigne plus largement de la situation difficile d'entre-deux que connaît alors la France en matière d'éthique médicale.