Vous travaillez sur les origines historiques de la mondialisation. Pouvez-vous d’abord résumer les grandes phases de l’histoire de l’impérialisme occidental ?
On présume généralement que l’expansion coloniale européenne a commencé au XVIe siècle avec la capture de l’Amérique latine par les Espagnols et les Portugais. De mon point de vue, la vraie expansion occidentale a commencé à partir de la révolution industrielle au XVIIIe siècle. L’influence britannique atteint alors son apogée en Asie au XIXe siècle, et ne déclinera que dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. Depuis lors, les États-Unis ont exercé une très forte influence sur l’ensemble des nations asiatiques.
Quels étaient les instruments de l’impérialisme britannique en Asie ?
D’abord, sur le plan financier, il importe de souligner le rôle de la City de Londres qui, par ses investissements, a rendu possible et rentable la colonisation de l’Inde. Deux historiens britanniques, Antony Hopkins et Peter Cain (1), ont disséqué ce processus à travers leur concept de « gentlemanly capitalism », en soulignant le rôle primordial joué par le secteur des services dans le financement de l’expansion outre-mer. L’industrie britannique, symbolisée par les usines de coton du Lancashire, était soumise à une élite de propriétaires fonciers, une aristocratie de gentlemen qui avaient investi la City et y ont très longtemps maintenu leur pouvoir par un jeu d’alliances économico-politiques.
De façon complémentaire, la présence militaire du Royaume-Uni en Inde a joué un rôle clé. L’armée des Indes a permis d’imposer et de maintenir la présence britannique en Asie, mais aussi de la faire rayonner dans le monde entier. Cette armée était d’abord un corps militaire privé de la East India Company, créé au milieu du XVIIe siècle. En 1858, suite à la révolte des Cipayes, que nous appelons en anglais la Grande Mutinerie, la puissance coloniale transfère le pouvoir politique et le contrôle de cette armée du privé au public, instituant le gouvernement britannique indien, ou Raj britannique. Celui-ci contrôle l’Inde, mais aussi le Pakistan, le Sri Lanka, le Bangladesh actuels, ainsi que la Birmanie à partir de 1877. Ce gouvernement, fait unique dans l’histoire coloniale européenne, jouit d’une indépendance forte vis-à-vis de la métropole. Il peut utiliser cette armée des Indes et les colossales ressources financières du sous-continent pour soutenir ses propres visées politiques. Cette armée, dont on estime qu’elle engloutissait au XIXe siècle près de la moitié des ressources de la colonie indienne, va être à plusieurs reprises déployée loin de ses bases : en Chine continentale durant les guerres de l’Opium (encadré ci-dessous), en Afrique du Sud durant la seconde guerre des Boers (1899-1902) ou plus largement en Afrique orientale pour contrôler les voies de communication entre Europe et Orient, en Afghanistan pour protéger les frontières impériales de l’expansion russe…
(1) Pour un exposé de la théorie du gentlemanly capitalism, voir Peter J. Cain et Antony G. Hopkins, « En Angleterre, le capitalisme était affaire de gentlemen », sur