Environnement : les pauvres ne sont pas coupables

Depuis 1972, les pauvres sont accusés d'être les principaux responsables de la dégradation de l'environnement alors qu'ils n'affectent que leur environnement proche. L'impact écologique des riches, dépendants de l'ensemble des ressources renouvelables de la planète, est pourtant bien plus important.

Hiver après hiver s'ouvrent les Restaus du cœur avec une clientèle sans cesse croissante : les chansons de Jehan Rictus n'ont guère perdu de leur actualité. « Les bourgeois, disait-il au début du siècle passé, plaignent les pauvres, le soir, au coin des rues. » Grâce au progrès technique, ils les plaignent aujourd'hui devant leur télévision. La pauvreté perdure, s'étend, voyage : elle n'est pas la spécificité des pays les plus pauvres. Mais partout, elle a des caractéristiques communes, à commencer par celle qu'identifiait Georg Simmel dans son travail pionnier (Sociologie, 1908) : la pauvreté ne peut être définie de façon substantielle, étant une construction sociale fondée sur la relation d'assistance. « Ce n'est pas le manque de moyens qui rend quelqu'un pauvre. Sociologiquement parlant, la personne pauvre est l'individu qui reçoit assistance à cause de ce manque de moyens. »

Les tragédies des biens communs

La question de la pauvreté est immense et ne sera abordée dans cet article qu'à partir d'un point de vue particulier, celui des relations entre pauvreté, développement et environnement. On n'entrera donc pas dans la littérature importante qui traite de la pauvreté dans ses relations aux inégalités, et qui est particulièrement riche en France. Toutefois, quiconque voudrait approfondir ses connaissances sur ce sujet devrait s'immerger dans les travaux fondateurs de Robert Castel 1 ainsi que de Serge Paugam 2. Si R. Castel traite la pauvreté en termes « d'insécurité sociale », et S. Paugam de « disqualification sociale », ni l'un ni l'autre ne se sont pour l'instant appesantis sur les liens entre pauvreté et environnement.

Il s'agit d'un point de vue particulier mais révélateur des discours fort éloignés de la littérature scientifique sur la pauvreté. Ainsi, depuis la conférence de Stockholm en 1972, des voix autorisées et respectées se sont élevées pour faire des pauvres les principaux responsables de la dégradation des écosystèmes. L'acte d'accusation a été formalisé par la Banque mondiale en 1993 sous le titre de « Environmental Nexus » que l'on pourrait traduire par « Connexion environnementale ». La démographie serait « galopante », celle des pauvres galopant plus que celle des riches ; du fait même de leur précarité, les pauvres seraient souvent directement dépendants des ressources naturelles renouvelables qu'ils surexploiteraient selon des dynamiques dites de « tragédie des biens communs », titre de l'article du biologiste Garett Hardin publié en 1968 3. Il en résulterait une dégradation accélérée des écosystèmes. La survie de la planète supposerait, selon les tenants d'un malthusianisme basique, que l'on ramène la population à un niveau compatible avec la « capacité de charge de la planète », estimée par eux à 500 ou 600 millions d'habitants, contre 6 milliards actuellement. La solution consistant, selon G. Hardin, à bloquer les migrations internationales, puis à stériliser les femmes pauvres après leur second enfant.

Même si ces conceptions ont été l'objet d'une critique radicale, entre autres par Hervé Le Bras 4, elles continuent à se diffuser, et légitiment des fermetures d'espaces et des déplacements de populations pauvres au prétexte de la protection de la nature. La thèse de la « démographie galopante » et de la « bombe démographique » a pourtant fait long feu. Dès 1995, Amartya Sen contredisait cette thèse dans la revue Esprit 5. Par ailleurs, il semblerait que démographie et environnement soient dans une relation du type d'une courbe en U : de faibles densités de population, à bas niveau de capital, se traduisent par de la dégradation de l'environnement. Lorsqu'un certain niveau de dégradation est atteint, et sous réserve que la population n'ait pas émigré ni disparu, la courbe s'inverse et tout accroissement de la population se traduit par un aménagement de l'environnement.

publicité

Quel état des lieux peut-on aujourd'hui dresser ? Le rapport Bruntland, qui définit le développement « durable » de façon officielle 6, soulignait qu'un monde inéquitable aujourd'hui ne peut être durable. Pourtant, le nombre des plus pauvres a augmenté, et leur misère s'est aggravée depuis les indépendances des années 60. Pour la Banque mondiale, la pauvreté se définit par un revenu quotidien égal ou inférieur à un dollar US : ainsi entendue, elle toucherait 1,3 milliard d'individus. De son côté, le Pnud (Programme des Nations unies pour le développement) rappelait en 1999 que les 20 % les plus riches possédaient 86 % de la richesse mondiale, et constituaient 93 % des utilisateurs d'Internet contre 0,2 % pour les 20 % les plus pauvres. Au cours des trente-cinq dernières années, l'écart des revenus entre les cinq pays les plus riches et les pays cinq les plus pauvres a plus que doublé.

Pour mieux comprendre où en est la réflexion sur le développement, la pauvreté et l'environnement, un retour sur l'histoire de la pensée en sciences sociales est nécessaire. Dans la mesure où il serait susceptible d'occuper tout un livre, ce bilan historique sera, bien sûr, à la fois succinct, partial et caricatural, en souhaitant très vivement que le lecteur trouve le temps et l'envie de se référer aux textes.