Et l'Orient découvrit l'Occident

Les Portugais débarquent dans le port de Calicut,
 dans le Sud-Ouest de l’Inde, en 1498. Une relation pleine d’ambiguïté se tisse 
avec les populations sur place (hindous, musulmans…) : de l’émerveillement à la haine, l’historien indien Sanjay Subrahmanyam nous aide à comprendre comment les Portugais étaient perçus en Inde au XVIe siècle.

Durant mon enfance, en Inde, on me demandait à l’école de mémoriser un poème narrant une histoire sur Alexandre le Grand. Il y était conté que le conquérant macédonien, ayant vaincu le grand roi Porus et sa gigantesque armée d’éléphants, se mit à la recherche d’un grand sage indien. Il finit par trouver l’homme presque nu, dans une posture de yoga, et lui dit de toute sa grandeur impériale : « Je suis un grand roi. Que puis-je faire pour toi ? » Le sage indien lui aurait répondu : « Tu caches les rayons du soleil. Écarte-toi, c’est tout ce que je te demande. » Cette parabole, inspirée de la rencontre du conquérant avec le philosophe Diogène, est un moyen de faire comprendre aux Européens comment les perçoivent les Indiens. Le fier Européen matérialiste se retrouvait humilié par la repartie d’un sage indien d’un autre monde, comme le vice-roi lord Irwin le fut plus tard devant un Gandhi à demi-nu. Bien entendu, au ive siècle av. J.‑C., Alexandre n’était ni vraiment européen, ni le prédécesseur de la lignée des vice-rois britanniques. Mais peu importe.

Aussi plaisante cette parabole soit-elle pour les nationalistes indiens, elle n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des années 1500, lorsque les Portugais arrivent en force dans le Sud-Ouest de l’Inde. Avant eux, d’autres Européens les précèdent en Inde, bien évidemment. Mais la présence lusitanienne est novatrice, sur trois points : d’abord, les Portugais arrivent par la mer et n’enchaînent pas voyages terrestres et maritimes, comme c’est le cas pour les échanges méditerranéens de l’époque médiévale. Ensuite, et par conséquent, les Portugais se dotent de manière systématique d’une force militaire que les marchands italiens des XIVe et XVe siècles ne possédaient pas. Enfin, vers 1500, émerge une identité européenne qui n’existait pas chez les Romains et les Grecs. Elle est en partie liée à la chrétienté occidentale et au rôle des croisades.

Les nouveaux arrivants ne sont pas seulement appelés « les Portugais », mais « les Francs » : « afranji » en arabe, « firangi » en perse, « peringgi » en malais. Même chez les Tamouls, ce mot devient courant à partir des XVIe et XVIIe siècle : la ville de Porto Novo où ils s’installent s’appellera par la suite Parangippettai, et une variété de citrouilles rouges qu’ils importent est connue selon une tradition orale sous le nom de « parangikkai ».

 

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Entre éloge naïf et clairvoyance

Mais ce n’est pas forcément vers les traditions orales tardives qu’il faut se tourner pour comprendre comment les Portugais étaient perçus en Inde au XVIe siècle. Il s’avère que la première moitié de ce siècle n’est pas très riche en matériaux portant sur les régions avec lesquelles les Portugais ont eu des contacts : Kerala, Tamil Nadu, la côte Konkan, Gujarat ou le Bengale. Une lettre d’évêques syriens du Kerala datant de 1503 et adressée à leurs supérieurs hiérarchiques en Mésopotamie interpelle par son éloge naïf des Portugais. Seules quelques lettres en arabe et en perse sont parvenues jusqu’à nous, écrites par des potentats locaux et des souverains à des gouverneurs portugais, des vice-rois ou des rois. Les plus intéressantes sont celles provenant du sultan Bahadur de Gujarat (1526-1537) écrites dans la seconde moitié des années 1530. Mais de par leur nature, ces textes n’analysent pas les comportements des Portugais dans les détails.

Un rapport en persan récemment redécouvert attire davantage notre attention. Il est écrit par Malik Ayaz, ancien sujet ottoman et gouverneur du port de Diu dans le Gujarat. Daté de novembre 1518, ce rapport adressé au sultan ottoman Selim le Terrible est une analyse clairvoyante sur les ambitions portugaises et les manières de les contrer. Le sultan a lui-même récemment conquis l’Égypte et le Hedjaz (gagnant ainsi un accès aux ports de la mer Rouge). Le gouverneur commence par l’informer qu’une communauté de Nazaréens blancs, c’est-à-dire de chrétiens, a récemment pris le contrôle d’une partie des côtes arabes, indiennes et iraniennes. Ils font subir à leurs habitants tyrannie et vexations. Aden et les ports environnants sont témoins de batailles destructrices. Les mamelouks égyptiens envoient donc une puissante force navale pour terrasser les infidèles. Au lieu de cela, celle-ci attaque les musulmans d’Aden, pille la ville et s’empare du Yémen. Si Malik Ayaz utilise parfois les termes « infidèles » et « Nazaréens », il qualifie surtout les Portugais de « Francs » (firangiyan). Il remarque également que parmi tous les pouvoirs en place dans les régions, seuls les Ottomans ont les ressources suffisantes pour chasser les nouveaux venus.