KYLE HARPER, HISTORIEN © KATE JOYCE FOR THE SANTA FE INSTITUTE
Vous êtes venu en France à l’invitation du Collège de France. Pour quelle raison ?
Je pratique l’histoire globale, que je définis comme une histoire totale de l’humanité dans son contexte matériel, ce qui inclut l’environnement, et en particulier le climat. Le Collège de France a créé une chaire annuelle « Avenir commun durable », et l’idée était d’y mener un enseignement multidisciplinaire, qui relie sciences humaines et sciences de la nature. Exactement ce que fait l’histoire globale environnementale. L’autre prérequis posé par le Collège de France rejoint une de mes principales motivations, la vulgarisation : le titulaire de la chaire expose la recherche en train de se faire au grand public. Quand on aborde en particulier cette question du changement climatique, le thème prend une importance évidente.
Vous avez d’abord travaillé sur les esclaves dans l’Antiquité romaine, avant de publier un livre qui renouvelle notre vision de la chute de Rome en mêlant l’évolution de sa société, les grandes pandémies et le changement climatique. Pourquoi cette progression ?
J’ai commencé ma carrière classiquement, en produisant une thèse sur l’esclavage dans la société romaine de l’Antiquité tardive (3e-7e siècle apr. J.C.). Il n’existait alors pas de livre dédié à ce sujet dans cette période-là, or l’esclavage est un fait social total, il touche absolument tout d’une société. Il est question d’économie, de la transition entre le monde antique et le monde médiéval… J’ai ensuite travaillé ma thèse pour la publier en un livre plus facile d’accès.
Mon deuxième livre portait sur la sexualité. Il prolongeait le premier, approfondissant la question de la transition entre les mondes antique et médiéval, au prisme des évolutions de la morale sexuelle. Je me suis alors passionné pour une recherche historique qui implique les sciences naturelles. Il est rare de pouvoir se lancer dans une entreprise ouverte, car trop souvent, la recherche académique s’enferme dans des cadres disciplinaires, temporels, etc., par inertie. Il faut une dizaine d’années pour produire un historien, et on ne sort pas facilement de cette spécificité. Or, les avancées dans d’autres domaines scientifiques peuvent fertiliser nos travaux. Dans le cadre de mon doctorat, grâce à mon mentor Michael McCormick, j’avais l’opportunité de travailler avec des paléoclimatologues, des spécialistes de l’ADN ancien, et c’était impressionnant ! L’histoire change très rapidement. On peut maintenant séquencer à la vitesse de l’éclair des génomes anciens, savoir comment circulaient les gens, s’ils se mélangeaient, de quels pathogènes ils souffraient, avec quels animaux ils interagissaient, et quelles variations climatiques ils subissaient. Depuis une vingtaine d’années, nos connaissances du passé sont bouleversées, nous pouvons mettre des mots dans les blancs des textes.
C’est au miroir de la crise climatique actuelle qu’il s’impose de mieux connaître le passé du monde, de savoir comment les sociétés d’avant réagissaient à ces stress. Cela explique pourquoi il y a beaucoup d’investissements, en temps, en argent, dans la paléoclimatologie, la reconstitution des climats du passé. On a aujourd’hui des calottes glaciaires, des cernes des arbres, des carottes marines, des spéléothèmes (stalactites et stalagmites), un flot d’archives de l’histoire de la Terre qu’il faut croiser avec les archives humaines. Pour un historien, ce moment est passionnant.
Dans Comment l’Empire romain s’est effondré, vous montrez qu’un empire peut prendre froid et mourir d’une infection, tout comme une personne…
D’historien de l’économie, je suis devenu historien de l’environnement. Mais je vois toujours l’Empire romain comme un système. Un système de pouvoir, de relations économiques, de structures matérielles et d’échanges biologiques. Je suis parti d’une vision très traditionnelle. J’essayais d’expliquer les changements fondamentaux dans le système de pouvoir, qui ont ébranlé puis abattu l’Empire. Pourquoi le système administratif est-il révolutionné au 3e siècle, par exemple ? À ce moment, on s’aperçoit qu’il y a une importante crise climatique, doublé d’une crise sanitaire. Quand on va au-delà des documents écrits, on se rend compte qu’il y a à la fois rupture radicale dans l’administration, changement climatique et pandémie. Dès lors, j’ai exploré comment le système de pouvoir et le système économique ont été affectés par cette dimension biologique et climatique.