Selon l’enquête triennale Pisa, le système éducatif français reste l’un des plus inégalitaires des pays industrialisés : il tend plutôt à conforter les inégalités sociales et culturelles de départ qu’à les réduire. Pourtant, certains élèves déjouent les pronostics. Ils connaissent des réussites exceptionnelles alors même qu’ils semblent, sur le papier, cumuler les difficultés : ils sont issus d’un milieu défavorisé, n’ont pas de livres à la maison, ont des parents allophones et parfois même un trouble de l’apprentissage tel que la dyslexie. On les retrouve pourtant plus tard étudiants en prépa, en master, en doctorat, dans une grande école… Les sociologues parlent, à leur sujet, de « réussites atypiques ». Bien qu’issus du bas de l’échelle sociale, ces élèves parviennent à gravir les échelons, souvent en développant un sentiment d’émancipation et de revanche sociale. Quels sont les secrets de ces « schizophrènes heureux », comme les désigne le sociologue Bernard Lahire 1 ?
Cette question a fait l’objet de nombreuses enquêtes sociologiques. On sait aujourd’hui qu’il existe plusieurs facteurs favorisants, qui finissent par dessiner un cercle vertueux.
Premier facteur, incontesté : l’investissement scolaire des familles. Quand bien même ils sont peu dotés scolairement et culturellement, certains parents jouent un rôle bénéfique dans la scolarité de leur enfant, simplement parce qu’ils accordent de l’importance à ce qui se passe sur les bancs de l’école : ils surveillent les devoirs, posent des questions, s’intéressent à la scolarité, notamment à l’école primaire et au collège. « Même si ces parents ne comprennent pas tout ce que font leurs enfants à l’école et n’ont pas honte de dire qu’ils se sentent dépassés, ils les écoutent, prêtent attention à leur vie scolaire en les interrogeant et indiquent, par une multitude de comportements quotidiens, l’intérêt et la valeur qu’ils prêtent à ces expériences scolaires », souligne B. Lahire.
Cet intérêt parental légitime aux yeux de l’enfant l’utilité sociale de l’école et les opportunités d’apprentissage qui lui sont offertes. Il peut acquérir grâce à l’école un statut de « mentor » au sein de sa famille : il lit, écrit et explicite les courriers, aide les frères et sœurs, s’informe pour sa famille… Ce statut, au sommet de la hiérarchie familiale, va l’encourager à « multiplier les tâches cognitives, élargir ses compétences et s’ouvrir à la culture », note le sociologue Benjamin Castets-Fontaine à partir de l’analyse de plusieurs « randonnées vertueuses » d’élèves de grandes écoles aux parents ouvriers, employés ou artisans peu diplômés 2.
Des parents qui prônent l’école
Cette foi en l’école est souvent transmise par des parents eux-mêmes empêchés dans leur trajectoire scolaire. Ces derniers pensent qu’ils auraient pu avoir une meilleure vie s’ils avaient pu poursuivre leurs études ; ils croient à la valeur émancipatrice de l’école ; ils ont à cœur d’en transmettre le prix à leurs enfants. Selon Jean-Yves Rochex 3, professeur en sciences de l’éducation, la différence entre les élèves qui réussissent et les autres réside plus précisément en une prise de conscience précoce de l’importance et du sens attribué aux savoirs. « Mon père né en Guinée avait été à l’école jusqu’à l’âge de 12 ans avant de partir plus tard au Sénégal pour commencer à travailler. En France, il s’est retrouvé magasinier alors qu’il aurait voulu faire de la comptabilité. Pour lui, l’école était le seul moyen de réussir dans la vie », raconte ainsi Saibatou Diallo, consultante en transformation digitale de 39 ans, qui a entrepris un master en plusieurs années après son entrée initiale dans la vie active avec une licence professionnelle. Souffrant d’une paralysie de son bras droit depuis la naissance, une bonne partie de son enfance lyonnaise a été faite d’allers-retours entre l’école, l’hôpital et la rééducation. Son père n’a cessé de se battre pour la faire accepter dans une école primaire classique ; il lui a payé des cours de maths au lycée pour qu’elle progresse plus vite. Cet engagement paternel a été structurant. Même son handicap physique est devenu un levier : « Intrinsèquement, mon handicap m’a amenée à m’adapter en permanence », témoigne-t-elle.