Rencontre avec Pierre Birnbaum

États, mythes et nations

A travers différents travaux sur les élites et l'Etat, la place des juifs dans la société française, le nationalisme, Pierre Birnbaum a contribué à jeter, en France, les bases de la sociologie politique.

Sciences Humaines : Vous êtes l'un des premiers en France à avoir abordé, à partir des années 60 le politique dans une perspective sociologique. Comment en êtes-vous venu à développer une telle approche ?

Pierre Birnbaum : Pour un sociologue, s'intéresser au politique, dans les années 60, c'était se mettre en porte-à-faux avec la plus large partie de la sociologie de l'époque, telle qu'elle se pratiquait en France. A la différence de la sociologie anglo-saxonne, la sociologie française a très largement délaissé le politique. Dans L'Année sociologique d'Emile Durkheim, il n'y a pas de section politique. Max Weber avait, certes, pris en considération la dimension politique, mais il est resté longtemps méconnu en France avant que Raymond Boudon et Raymond Aron ne contribuent à le faire connaître. Les héritiers de Durkheim étaient eux-mêmes peu attentifs au politique, davantage tournés vers le monde du travail, les rapports sociaux, la domination, les mécanismes de reproduction. Ils ne s'intéressaient pas aux acteurs, encore moins au pouvoir politique. Dans la perspective de Pierre Bourdieu, il y a un rapport de domination qui surdétermine les comportements.

Aujourd'hui, on découvre pourtant que Durkheim n'avait pas été indifférent aux luttes proprement politiques de son temps telle l'Affaire Dreyfus, qu'il envisageait comme un conflit de valeurs. Pour ma part, je me suis toujours intéressé à la question du pouvoir, aux formes extrêmes qu'il peut revêtir mais aussi aux individus, à leur manière de gérer les conflits. Ma rencontre avec R. Aron a été à cet égard décisive. Il a joué un rôle capital dans mon cheminement.

D'autres noms ont compté : François Bourricaud, qui s'intéressait à la manière dont les acteurs négocient le rapport de pouvoir ; François Chazel, qui enseignait la sociologie à Bordeaux et qui partageait ce même intérêt pour le politique. Ensemble, nous avons creusé le sillon de la sociologie politique, en traduisant des textes d'auteurs anglo-saxons afin de faire découvrir la sociologie politique aux étudiants.

SH : Vous avez ensuite publié La Sociologie de Tocqueville. C'était encore aller à contre-courant. Comment cet ouvrage a-t-il été reçu ?

P.B. : Exceptés R. Aron et F. Bourricaud, les sociologues, en effet, ne se référaient guère à Tocqueville. R. Aron y voyait un précurseur de Weber. Il n'en retenait toutefois que son analyse du modèle démocratique. Avec La Sociologie de Tocqueville, mon premier livre, j'ai pour ma part tenté de lire Tocqueville comme d'autres « lisaient » Marx, en tâchant d'y retrouver les linéaments des grands concepts de la sociologie contemporaine comme l'anomie ou l'autonomie des individus par exemple.

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SH : Parmi vos premiers centres d'intérêt, ll y a l'Etat. C'était un objet d'étude inhabituel pour un sociologue...

P.B. : L'idée que l'économique détermine l'action de l'Etat était encore largement répandue à la fin des années 70. C'est pourquoi la sociologie a longtemps délaissé la question de l'Etat. Dans la perspective marxiste, l'Etat ne fait qu'exprimer les rapports sociaux de production. La fin de la lutte des classes implique son dépérissement.

Il faut attendre les travaux du marxiste Nicos Poulantzas pour voir reconnaître à l'Etat une marge d'autonomie.

Paru en 81, son livre L'Etat, le pouvoir, le socialisme marque une rupture par rapport à l'orthodoxie marxiste : il souligne l'existence de cette marge d'autonomie de l'Etat. Mais pour Poulantzas, cette autonomie sert finalement le pouvoir de domination. Plus l'Etat est autonome, mieux fonctionnerait le pouvoir de domination.

SH : Vous avez montré qu'il n'y a pas un mais des Etats...

P.B. : Selon la perspective marxiste, le mode de production capitaliste implique le même pouvoir de domination de la classe bourgeoise, donc le même Etat.

Or, ce n'est pas ce que l'on observe dans la réalité. A chaque société capitaliste correspond un type particulier d'Etat. C'est ce que j'ai montré dans La Logique de l'Etat, à partir d'une analyse des élites et de leur circulation dans les enceintes du pouvoir. Le fait qu'il y ait en France un Etat structurellement fort rend plus qu'ailleurs difficile cette circulation des élites. L'Etat produit ses propres élites, à travers la constitution de corps.