Face à l'âge

Un naufrage, la vieillesse ? Tout dépend du regard que l’on porte sur elle. Débarrassé des impératifs de performance, on peut aussi y gagner en profondeur, en sérénité et en liberté. Vieillir, ça s’apprend.

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Paradoxale vieillesse de l’âge hypermoderne ! D’un côté, elle est plus sûre, plus durable, plus confortable que jamais, grâce aux retraites, aux progrès de la médecine et à l’augmentation de l’espérance de vie ; d’un autre côté, c’est tout le temps social qui la réfute : les changements permanents, le culte du nouveau, les impératifs de l’urgence, l’aspiration à un épanouissement infini…, tout ce qui semble vouer la pesante vieillesse au rebut. Et si aujourd’hui, on vieillit de mieux en mieux – c’est la bonne nouvelle –, on sait de moins en moins pourquoi – c’est tout le problème. Alors, en effet, on peut s’interroger : vieillir pour quoi faire, si l’on ne peut plus rien faire ? Vieillir à quoi bon, si l’on n’est plus bon à rien ? Autrefois, dans les sociétés traditionnelles, parce que le passé était la valeur suprême et la source du sens, la vieillesse était vue comme un accomplissement, le signe d’une vie réussie : il fallait vieillir pour se rapprocher des ancêtres et toucher l’âge d’or mythique. À l’ère de la performance, de l’urgence et de l’innovation frénétique, comment serait-elle autre chose qu’un « naufrage » ? D’où la tentation de la retarder ; d’où la tentative d’en cacher les effets ; d’où l’espoir d’en taire jusqu’à la réalité. Mais peut-on vraiment « oublier de vieillir » – ce stade ultime d’un Alzheimer existentiel ?

La querelle philosophique de la vieillesse

C’est là où l’on rencontre un second paradoxe. Notre époque, qui est réputée détester la vieillesse, déploie pour la penser, pour la consoler, pour la faire durer une énergie et une inventivité sans précédent. On regarde parfois avec nostalgie « le monde d’avant » qui adorait, dit-on, les vieux, mais on oublie aussi ce détail troublant : la sanctification du grand âge se faisait souvent au détriment de la personne âgée. C’est ce que raconte l’ethnologue Pierre Clastres à propos des Indiens Guayakis du Paraguay. La scène se déroule lors d’un retour de chasse (Chronique des Indiens Guayakis1) : le chef de la tribu s’aperçoit que sa vieille mère a du mal à suivre le groupe. Il sait que lorsqu’elle ne le pourra plus, il faudra demander à un jeune homme désigné de lui assener par surprise un coup de hache sur la tête avant de procéder aux funérailles rituelles.

Personne n’aime vraiment ça, mais c’est ainsi. Par bonheur, ce jour-là, la vieille qui s’était laissée distancer est attaquée et dévorée par un jaguar. Tout le monde en fut bien soulagé et y vit la « griffe » bienveillante des esprits ancestraux. Une société traditionnelle, tout animée qu’elle soit par le culte des ancêtres, se désintéresse des vieillards dès lors qu’ils ont cessé d’incarner la vieillesse idéale et deviennent un poids. On pourrait certes penser que nos sociétés ont des pratiques similaires quoique détournées, plus douces, voire plus hypocrites, mais ce serait, je crois, se tromper lourdement. Car la vieillesse détestée, abhorrée, honnie n’en fait pas moins l’objet d’un investissement social sans équivalent dans l’histoire : investissement financier avec les retraites, investissement scientifique avec les recherches pour une augmentation de l’espérance de vie sans handicap, investissement associatif pour pallier la désolation des vieillards. Notre époque n’aime, sans doute, guère l’âge quand il devient grand, mais elle adore les « personnes » et agit sans compter pour leur « développement durable ».

Mais ces paradoxes sont-ils vraiment si nouveaux ? Après tout, cela fait bien longtemps que l’on discourt doctement des avantages et des inconvénients du « vieillir ». C’est même l’objet d’une des toutes premières querelles de la philosophie occidentale. Elle débute par ce vers du grand sage athénien, Solon, qui écrivait au début du 5e siècle : « Je deviens vieux en apprenant toujours. » Il entendait ainsi répondre à l’un des plus célèbres poètes élégiaques du moment, Mimnerme de Colophon, qui avait repris, dans l’une de ses odes, l’histoire de la déesse Aurore. Aurore était une sublime déesse qui rencontra un jeune et beau mortel nommé Tithon et en tomba éperdument amoureuse. Voyant bien l’inconvénient d’une telle union, elle se rendit sur l’Olympe pour demander à Zeus d’accorder l’immortalité à son bien-aimé. Son vœu fut réalisé, mais Aurore réalisa, horrifiée, qu’elle avait oublié de demander un complément indispensable : l’éternelle jeunesse. De sorte que, tout immortel qu’il fut, Tithon vieillit et se dessécha, perdant sa beauté et même son humanité. Ainsi, écrit Mimnerme, à Tithon « Zeus fit don d’un mal éternel : la vieillesse, plus glaciale que la mort ». Car, ajoutait-il, « elle est fugitive comme un songe, la précieuse jeunesse ; et la pénible, l’informe vieillesse est, sans tarder, suspendue sur notre tête ; elle est odieuse et méprisable à la fois, elle qui rend l’homme méconnaissable, qui trouble les yeux et voile l’esprit. Puissè-je, sans maladies et sans pénibles soucis, rencontrer, à 60 ans, le lot de la mort. »