Jean-Miguel Pire : « Retrouvons le temps de réfléchir ! »

Le temps libre nous échappe. Comment s’en ressaisir ? L’historien Jean-Miguel Pire exhume la notion d’« otium », le « loisir intelligent » chez les Romains, pour en montrer la fécondité à l’âge des écrans.

JEAN-MIGUEL PIRE

© SAMUËL BERTHET

Les Anciens plaçaient l’otium, le loisir « intelligent », « fécond », au sommet des activités humaines. Ce temps libre, consacré à des activités désintéressées comme la lecture ou la rêverie, était considéré comme indispensable à l’acquisition de l’autonomie, de la rationalité et du discernement. Si ce triple idéal est resté au cœur de nos institutions démocratiques, la valorisation du temps nécessaire pour l’atteindre a disparu de nos représentations. En effet, les résidus de l’otium dans notre vocabulaire sont l’oisiveté, qui réduit le temps libre au divertissement, et le négoce –  « nec otium », « contre l’otium » – qui signifie littéralement que le marché est fondé sur la négation de nos efforts en faveur du développement de la conscience. Alors que les écrans grignotent chaque jour un peu plus de « temps de cerveau disponible », l’historien et sociologue Jean-Miguel Pire consacre une passionnante enquête à cette notion, pour mieux nous aider à reprendre possession de notre temps libre.

Vous appelez dans votre dernier livre à une reconquête du temps libre. À l’ère des 35 heures, où le temps de loisir n’a jamais été si étendu, cette injonction peut sembler paradoxale… Qu’entendez-vous par là ?

Nous faisons bien face à un paradoxe. En Occident, jamais autant de gens n’ont disposé d’autant de temps libre. Et pourtant, jamais n’a autant dominé l’impression d’en manquer. Depuis la crise sanitaire, de plus en plus de personnes expriment leur besoin de s’arrêter ou de ralentir pour se poser et réfléchir. Des jeunes, notamment, revendiquent le choix de travailler moins pour consacrer davantage de temps à des activités non marchandes, qui ont du sens. Depuis trente ans, le marché a imposé sa logique utilitariste dans tous les domaines de l’existence, à commencer par celui du travail. Un salarié est jugé sur des critères d’efficacité, de rapidité et de réactivité. Un phénomène encore amplifié par la digitalisation, qui a gagné du terrain pendant la crise sanitaire. En nous donnant la possibilité de travailler d’où l’on veut, le télétravail offre un sentiment de liberté factice, au regard de la charge mentale à laquelle il nous soumet.

Plus largement, la digitalisation attaque notre temps libre. Le temps d'écran a explosé, notamment chez les plus jeunes. Comment prendre le temps de réfléchir, contempler, comprendre, imaginer, ou même tout simplement lire lorsque notre « temps de cerveau disponible » est absorbé par ce nouvel opium digital ? Nous n’avons plus suffisamment d’espace mental pour réaliser ce travail de mise à distance et de production d’idées. Les réseaux sociaux nous offrent la possibilité d’exprimer notre point de vue à tort et à travers ; ils nous donnent l’illusion d’être protagonistes, alors même qu’ils jouent sur le système de récompense – les fameux « like » – pour nous rendre captifs d’une notoriété numérique tout à fait superficielle. Nous avons atteint un niveau d’addiction sans précédent, bien documenté par la neurobiologie. Il nous faut aujourd’hui lutter contre nous-mêmes et notre dilapidation du temps libre, pour retrouver la liberté de réfléchir. Cette reconquête passe selon moi par l’otium.

Qu’est-ce que l’otium et d’où vient-il ?

L’otium est un terme latin qui a disparu de notre vocabulaire, mais qui traverse toute l’histoire de la pensée. Chez les Romains, il désigne la part du temps libre consacrée à ce que je traduirais aujourd’hui par « loisir fécond, intelligent ». Cela désigne toute forme de loisir qui permet de développer la conscience, l’imaginaire, le discernement, l’empathie ; toute situation où on progresse, où on accroît son autonomie, sa capacité de penser par soi-même : la lecture, l’étude, l’acquisition des savoirs, la connaissance de soi, des autres, du monde mais aussi la contemplation, la méditation, la rêverie.

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Le concept qui nous est parvenu sous le terme latin « otium » est directement inspiré de la notion grecque de skholè, inventée au 5e siècle avant notre ère. Avant les Romains, les Grecs sont les premiers à imposer l’idée d’un « loisir fécond » et à l’institutionnaliser. La skholè désigne le temps matériel dédié à la quête de la sagesse. Elle ne vise aucune utilité, aucune rentabilité matérielle, n’obéit à aucune stratégie, mais apporte quelque chose de non quantifiable, de l’ordre de la fécondité. C’est cette capacité à se libérer des contingences matérielles pour se dédier à la recherche de la vérité, c’est-à-dire à une forme d’harmonie générale avec soi-même, avec autrui et avec la cité. Au fond, la skholè est tout simplement le temps nécessaire à l’exercice de la philosophie. Dès lors que le sens et la vérité ne découlent plus de la religion et de la tradition, mais qu’ils résident dans le travail de l’intelligence humaine, chaque conscience doit pouvoir y consacrer une part de son temps.