La France a-t-elle un récit pour sa place dans le monde, ou pour le monde lui-même ? Lequel ? Est-il seulement encore entendu ? Identifiable ? Nous savons que les États-Unis se présentent toujours comme le « leader du monde libre » ; que Vladimir Poutine prétend défier l’Occident dégénéré au nom des valeurs traditionnelles de la Russie éternelle ; que Xi Jinping, au nom de la civilisation millénaire chinoise, veut œuvrer à l’union harmonieuse de « tout ce qui existe sous le ciel » (« Tianxia ») grâce aux nouvelles « connectivités » de la Belt and Road Initiative (la Nouvelle Route de la Soie)… On perçoit les ambitions de puissance de l’hindouiste Narendra Modi, les accents néo-ottomans d’un Recep Tayyip Erdogan… Mais la France ?
Si on remonte loin dans l’histoire, on trouvera nécessairement plusieurs images fortes. Révolution et des droits de l’homme, bien sûr. Avant elle, celle de la « fille aînée de l’Église catholique », depuis les croisades jusqu’au rayonnement de la monarchie et de ses fastes. Après elle, celle d’un pays défenseur de la laïcité et berceau de l’État par excellence : c’est la France de la République, héritière aussi de la grandeur napoléonienne. Ces France-là ont séduit nombre d’intellectuels dans le monde, attiré bien des penseurs, des migrants, des réfugiés politiques ou pas. Mais aujourd’hui ? Plus proche de nous dans le temps, il y eut le discours gaulliste, qui a ancré pour longtemps une « certaine idée de la France » – comme on dit, faute de pouvoir être plus précis. Il reste désormais une mémoire de ce gaullisme, mais dans un discours qui penche fortement vers un multilatéralisme dont le général, pourtant, se méfiait. Une inflexion due, entre autres, à un manque de moyens financiers. Et c’est probablement ce qui rend le message français dans le monde peu audible.
La geste gaullienne
« La grandeur », vue par le général de Gaulle, n’était pas une mégalomanie. Bien au contraire, comme l’expliquait l’historien Maurice Vaïsse dans son ouvrage de référence sur la question (La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle 1958-1969, 1998), il s’agissait de compenser la relativisation inéluctable de la puissance par le verbe, l’analyse, et un message inspiré par l’indépendance nationale. Pour l’essentiel, surtout après 1962, ce message fut compris dans le monde. Il tenait en quelques points. 1) La France est une puissance indépendante qui ne se réduit pas à un membre du camp occidental, moins encore atlantique. Sa politique étrangère n’est dictée que par elle-même. D’où le retrait du commandement intégré de l’Otan en 1966, et les désaccords affichés avec le grand allié américain (sur la guerre du Vietnam dans le discours de Phnom Penh en 1966, par exemple). 2) La France reste pour autant un allié fiable (soutien aux États-Unis lors des crises de Berlin et de Cuba en 1961-1962) mais, encore une fois, à condition de garder sa liberté de jugement et d’action, ce qui l’amène à refuser la politique des blocs (Est et Ouest), lesquels prétendent imposer aux membres respectifs une discipline formulée par les superpuissances américaine et soviétique. 3) La France est une passerelle entre le Nord et le Sud, entre l’Occident et le reste du monde, du fait d’une histoire coloniale dont elle a su sortir, et qui lui a conféré des relations qu’on voulait privilégiées, d’abord avec ses anciennes dépendances, de l’Afrique au Liban, mais plus généralement avec ce qui deviendrait le Sud (d’où la reconnaissance de la Chine communiste en 1964).