François Quesnay (1694-1774) - Science nouvelle pour ordre ancien

Défendant le droit des propriétaires et du souverain, François Quesnay fut l’un des premiers à proposer une théorie économique abstraite reposant sur l’agriculture. Chef de file des physiocrates, il inspirera de nombreux économistes par la suite.
Né, comme Voltaire, en 1694,François Quesnay n’aurait jamais dû apprendre à lire. En 1749, il s’installe pourtant à Versailles, à la cour de Louis XV. Destin exceptionnel que celui d’un fils d’agriculteur dans la France de l’Ancien Régime, qui a pu apprendre à lire et faire des études, grâce à l’abbé de son village, devenir chirurgien puis médecin. C’est à ce titre qu’il est appelé auprès de Mme de Pompadour. Lorsqu’il s’installe à Versailles, âgé de 55 ans, il est un médecin réputé, qui a publié plusieurs ouvrages médicaux. Logé dans un entresol du château, il y reçoit les intellectuels de l’époque. Il écrit les articles « Évidence » et « Fermiers », publiés en 1756 dans l’ Encyclopédie . En 1757, il publie l’article « Grains », qui marque le début du mouvement physiocratique. Quesnay était un chef de file, un maître entouré de disciples : le marquis de Mirabeau, Pierre Dupont de Nemours, Guillaume-François Le Trosne, Pierre-Paul Le Mercier de la Rivière, Nicolas Baudeau… C’est en collaboration étroite avec Mirabeau qu’il élabore le fond de la pensée physiocratique.
 

La primauté de l’agriculture

La France de Louis XV est celle de la monarchie absolue, c’est aussi la France des Lumières : Quesnay partage avec les philosophes qui lui sont contemporains les interrogations sur la nature des institutions politiques et de leur conformité avec la nature et la raison. Les débats portent sur le droit naturel, sur la nature de l’État, avec Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau ( Du contrat social paraît en 1762, voir l’article p. 20 ), sur les formes de gouvernement, avec Montesquieu (voir l’article p. 14) , qui publie De l’esprit des lois en 1748. Pour répondre à la question de la meilleure forme de gouvernement, il faut, dit Quesnay, comprendre les lois de la nature auxquelles sont soumis les hommes. L’originalité de Quesnay par rapport à celle des philosophes politiques, réside dans la nature de la réponse qu’il apporte à ces questions : le Tableau économique (1758), représentation formalisée des relations économiques entre les ordres composant la société, vise à fonder la domination de la noblesse et du souverain sur des propriétés prétendument naturelles de ces relations économiques. La domination des propriétaires fonciers, qui sont alors la noblesse et le clergé, est liée à la productivité exclusive de l’agriculture, seule activité censée générer un produit net positif. Cette propriété, liée à la fertilité naturelle du sol, a été voulue par Dieu. À travers cette représentation de la société, Quesnay « réussit à enlever à la classe dominante tout caractère féodal et à la faire apparaître, ainsi que le souverain, essentiellement comme le rouage central de la vie économique. La domination de l’agriculture apparaît comme l’effet naturel de la productivité exclusive de l’agriculture » (Jean Cartelier, « Introduction », in F. Quesnay, Physiocratie , Flammarion, coll. « GF », 1991). Dans ce texte de présentation, J. Cartelier montre, en utilisant les outils de l’analyse économique actuelle, que le Tableau économique présuppose ce qu’il veut démontrer, à savoir la productivité exclusive de l’agriculture. Celle-ci est en réalité une propriété du système de prix : la mesure du produit net suppose que les prix des biens issus des différentes branches d’activité de l’économie, y compris du blé, soient déterminés. Or ces prix reflètent la productivité relative de ces branches d’activité. Ce système de prix traduit une certaine répartition du produit entre les différentes classes de la société : la classe des propriétaires, qui ne travaille pas, est celle qui reçoit le produit net, sous forme de rente, et le fait circuler en le dépensant dans l’ensemble de la société.
 

Quesnay n’est pas un théoricien détaché des intérêts qui sont en cause dans la gestion des problèmes financiers, douaniers et fiscaux de son temps. Lui et ses disciples agissent en partisans et en propagandistes efficaces : ils éditent des revues pour diffuser leurs idées, cherchent à convaincre les personnes influentes à la cour de prendre les décisions qui vont dans le sens de l’intérêt des propriétaires et du souverain. C’est dans cette activité que la dimension partisane de la pensée physiocratique se révèle : Baudeau et Dupont de Nemours fondent des groupes de discussion, sont à l’origine des premières revues d’économie, notamment le , publié de 1751 à 1772, et les , hebdomadaire dirigé par Baudeau puis par Dupont de Nemours à partir de 1768, dont le succès fut international. Concrètement, les maximes de gouvernement qu’ils défendent visent à réformer le régime pour mieux le sauvegarder : réforme fiscale et liberté du commerce des grains. Quesnay est favorable à un impôt foncier unique, dont l’instauration validerait la domination des propriétaires et entretiendrait l’intérêt réciproque qui les lie au monarque, garant de la propriété au sein du . Quesnay et Mirabeau se déclarent hostiles aux dépenses de luxe qui favorisent l’essor d’une bourgeoisie industrielle et commerçante, classe à laquelle profiteront la Révolution et le renversement de l’ordre féodal. Paradoxalement, les physiocrates ont pu passer pour des auteurs modernes et de progrès : favorables à la liberté du commerce, ils s’opposaient aux privilèges que représentaient les monopoles, et qui permettaient à certains marchands et manufacturiers de s’enrichir. Quant à la liberté du commerce des grains, Joseph Schumpeter fait remarquer qu’elle aurait été plutôt à l’avantage des propriétaires français. Enfin, l’ambition théorique de Quesnay a donné à l’économie sa première représentation d’ensemble abstraite des relations économiques, représentation qui a certainement inspiré Adam Smith.