◊ Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, 1958.
◊ Le Principe responsabilité, Hans Jonas, 1979
Hannah Arendt (1906-1975)
Philosophe américaine d’origine allemande, Hannah Arendt naît à Hanovre dans une famille juive libérale. Ayant fui l’Allemagne nazie en 1933, elle se réfugie d’abord en France puis aux États-Unis en 1941, où elle s’installera. La réflexion d’Arendt tente de cerner le domaine pur du politique afin de mieux « penser ce que nous faisons », par-delà les contresens issus de toute la tradition de la pensée politique, de Platon à Martin Heidegger en passant par Georg Hegel et Karl Marx.
Hans Jonas (1903-1993)
Né dans une famille juive allemande, Hans Jonas étudie la philosophie auprès de Martin Heidegger et Edmund Husserl, et devient l’ami d’Hannah Arendt. Suite à l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933, Jonas émigre en Palestine, puis au Canada, et enfin à New York. À partir de la Seconde Guerre mondiale, il s’oriente vers l’ontologie puis vers les questions d’éthique. Il a 76 ans lorsque paraît son œuvre principale, Le Principe responsabilité (1979).
Condition de l'homme moderne, 1958. Hannah Arendt
“Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.”
Qu’est-ce qui caractérise la modernité ? C’est le fait d’avoir mis les hommes au travail, au détriment de toute autre forme d’activité. Voilà résumée la pensée directrice de Condition de l’homme moderne, publié en 1958. Hannah Arendt y opère la distinction fondamentale entre trois activités humaines : le travail, l’œuvre et l’action. Le travail, destiné à assurer la simple conservation de la vie, n’est pas spécifique aux hommes mais est commun à tout le règne animal. L’œuvre en revanche, parce qu’elle fournit un « monde artificiel d’objets » est une activité proprement humaine. Poètes, bâtisseurs ou artisans produisent des œuvres qui scellent leur appartenance au monde. L’action politique, ultime degré de la trilogie arendtienne de la vita activa, est la « seule activité qui mette directement en rapport les hommes », car elle implique de s’extraire du confort de la vie privée, de s’exposer et de se confronter aux autres en public. Dans la Grèce antique, la frontière était très marquée entre la sphère privée des femmes et des esclaves, et le domaine public, réservé aux hommes. Pour Arendt, l’avènement de la modernité dissout cette démarcation entre public et privé et provoque la confusion des genres : le travail y est alors élevé au rang d’activité publique et l’espace politique est envahi par des problématiques sociales, où une catégorie sociale spécifique – la bourgeoisie essentiellement – défend ses intérêts privés.
Que les affaires sociales ne relèvent pas, pour Arendt, à proprement parler de l’action politique n’est pas sans poser problème à plusieurs de ses commentateurs. Ainsi, sa vieille amie Mary McCarthy lui demande : « Au fond, qu’est-ce que quelqu’un est supposé faire sur la scène publique, dans l’espace public, s’il ne s’occupe pas du social ? Ce qui veut dire : qu’est-ce qui reste ? (…) Il ne reste que les guerres et les discours. Mais les discours ne peuvent pas être simplement des discours. Ils doivent être des discours sur quelque chose. » Pour Arendt, la vertu première de l’action politique que ne possède pas le social, c’est la délibération, véritable expression de la pluralité des opinions. Les questions sociales répriment selon elle la diversité des points de vue, en ce qu’elles se situent bien souvent au-dessus de toute discussion. Parce qu’il est indiscutable que tous les hommes ont besoin d’un logement, cette question sociale n’appelle aucune délibération politique et n’attend qu’une solution comptable.
Mais plus encore que le social, c’est le travail qui grignote la sphère de l’action politique pour Arendt. En déniant au travail l’expression de l’humanité des hommes, Arendt s’oppose fermement aux théories marxistes. Ces dernières placent dans le travail des qualités qu’Arendt ne concède qu’à l’œuvre : l’édification d’un monde humain. Le travail, pour Arendt, ne produit que des biens périssables et consommables. Produits en abondance, ils n’en deviennent pas moins éphémères pour autant : la cadence de consommation est alors accélérée, détruisant les objets à mesure qu’ils sont produits. La permanence et la stabilité des objets et du monde s’en trouvent menacées : pour Arendt, « le danger est qu’une telle société, éblouie par l’abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d’un processus sans fin, ne soit plus capable de reconnaître sa futilité ».
Le Principe responsabilité, 1979. Hans Jonas
Spécialiste des courants gnostiques, peu connu du grand public, Hans Jonas a 76 ans et déjà une longue carrière derrière lui quand il fait paraître Le Principe Responsabilité en 1979. L’ouvrage connaît un immense succès en Allemagne et devient en quelques années le livre de chevet de nombreux écologistes.
Pour Jonas, les éthiques traditionnelles sont caduques. Il n’entend donc rien moins que proposer « une éthique pour la civilisation technologique ». Le titre Le Principe responsabilité fait référence au principe espérance du marxiste Ernst Bloch qui réhabilitait l’utopie. Au-delà de Bloch, c’est plus généralement au marxisme que s’attaque Jonas. Et notamment son rapport « naïf » à la technique, survalorisée sans véritable conscience des dangers qu’elle recèle.
Le constat dont part Jonas fait l’objet d’un consensus de plus en plus large : le développement des sciences et des techniques met en péril la nature et l’homme lui-même. Dans une folle fuite en avant, il semble devenu immaîtrisable. Or, l’éthique traditionnelle ne peut répondre à ce problème. Elle souffre selon lui de plusieurs insuffisances. Tout d’abord, elle est trop anthropocentrique, c’est-à-dire qu’elle est centrée sur les rapports qu’ont les hommes entre eux alors qu’il faut désormais songer aussi à nos rapports à l’environnement. Du reste, ce n’est pas seulement lui qui est menacé mais aussi la nature humaine elle-même – notamment par les manipulations génétiques – et les conditions d’une existence digne de ce nom.
Le rapport au temps de l’éthique traditionnelle est trop étroit : elle envisage le présent ou le futur proche là où il est devenu indispensable de penser notre responsabilité par rapport à l’avenir et même à un avenir lointain. Les effets néfastes de la technique ont un impact à long voire à très long terme (les déchets nucléaires par exemple). En ce sens, c’est proprement une « éthique du futur » que propose Jonas.
Jonas n’a pas la naïveté de penser que ce problème éthique peut être simplement résolu à un niveau individuel. S’il ne propose pas à proprement parler de théorie politique, il émet sans détour des doutes sur la capacité des gouvernements libéraux représentatifs à mettre en œuvre cette éthique de la responsabilité. L’horizon temporel de ceux qui exercent un mandat politique est bien trop limité. Ils ne peuvent en outre se risquer à aller contre la volonté du peuple, même pour son bien. Le processus démocratique est à ce titre difficilement compatible avec son éthique du futur. Jonas croit davantage en « une tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses ». Une vision politique qui rencontrera, sans surprise, de nombreuses critiques ! Ce ne sont pas les seules. Beaucoup jugent rétrograde et pessimiste la vision de la technique qu’a Jonas, perçu comme un nouveau prophète de malheur. À quoi celui-ci par avance rétorque dans son ouvrage : « La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite. »