Très présente depuis la fin des années 80, l'idée que le monde devient une seule et même société n'est pas neuve. Pour Armand Mattelart, il existe un lien tout à fait observable entre les conceptions universalistes qui se sont succédées depuis cinq siècles. Il soutient que « du fond des siècles chrétiens a resurgi la notion de "grande famille humaine" ». Il estime que la résurgence actuelle correspond à une doctrine manageriale et surtout à une fiction publicitaire, que « les pasteurs de la religion techno-globale » ont organisées pour la circonstance « en promettant de conduire le troupeau des fidèles vers l'eldorado numérique d'une nouvelle démocratie athénienne ». L'auteur tente de réinscrire le discours des publicitaires et des gourous actuels dans la lignée des utopies mondialistes, « longue tradition de l'imaginaire de la communion/communauté des Terriens qui a accompagné l'expansion du capitalisme occidental depuis le xvie siècle ».
Le détour par l'histoire des utopies et projets politiques n'est pas seulement destiné à éclairer les cadres rhétoriques et symboliques resurgissant aujourd'hui. Par la mise en perspective historique, il fonde un refus du concept de « naturalisation » des forces du marché, cette idéologie accompagnatrice du développement du capitalisme mondial. Un double projet, scientifique et de dévoilement politique, sous-tend le livre.
Plus que la découverte par Christophe Colomb, c'est plutôt l'invention de l'Amérique par les marins et les lettrés au début du xvie siècle qui constitue la grande rupture. L'histoire de l'utopie planétaire commence vraiment avec les grands voyages de la Renaissance. Le Nouveau Monde devient, dans l'imaginaire européen du xvie au xviiie siècles, le lieu des utopies communautaires. A partir des récits d'Amerigo Vespucci, qui « entre rêve et réalité » construisent « le premier événement global de l'histoire », se déploie toute une littérature dont on connaît quelques textes essentiels. L'Utopia, publiée en 1516 par Thomas More, sert de « matrice à toute une lignée de grands récits de réforme des sociétés humaines en butte à l'inégalité et à l'injustice sociale... ». Le genre utopiste se développe en relation avec les progrès de la découverte européenne du monde, mais également en référence avec une conception théologico-philosophique issue du fond gréco-chrétien. Montaigne, dans ses Essais datant de 1580, utilise par exemple autant des références anciennes que contemporaines pour prôner ce que nous nommerions aujourd'hui la relativité des cultures. Les projets ou réflexions humanistes de l'époque ont pour but de restaurer l'idéal de la communauté chrétienne, au moment où l'on assiste à l'émergence des Etats.