Rencontre avec Maurice Agulhon

Histoire des idées républicaines

A gauche comme à droite, plus personne en France ne songe à contester le régime républicain... Dans son oeuvre, l'historien Maurice Agulhon retrace comment la République s'est progressivement consolidée et comment elle s'est installée dans les mentalités.

Sciences Humaines : Vos travaux portent sur la construction de la République en France et son enracinement dans la population. Comment l'idée républicaine s'est-elle installée dans les mentalités ?

Maurice Agulhon : Le progrès politique a longtemps marché avec celui de la civilisation. La République s'étant installée en plusieurs étapes, on conçoit bien que les premières expériences (1792, 1848) aient été plus chaotiques alors que les expériences suivantes ont mieux réussi. La IIIe République a duré soixante-dix ans (1870-1940) sans crise majeure, hormis celle de 1940 qui est venue du dehors.

La première chose était d'admettre la valeur des grands principes de 1789 : liberté, égalité, et souveraineté du peuple. Les républicains se sont trouvés les meilleurs pour faire admettre ces idées. De ce fait, leurs adversaires glissaient fatalement dans le camp de la contre-Révolution ou du moins des résistances conservatrices.

Le problème auquel je me suis attaché est celui du progrès de la République sur le versant populaire des choses. Les idées se sont diffusées de diverses façons : par la presse pour ceux qui y avaient accès (qui savaient lire); mais aussi par les conversations, les échanges et par les influences. Beaucoup de bourgeois progressistes et instruits ont répandu leurs opinions dans leur village, dans leur clientèle ou chez leurs métayers. Dans la France du xixe siècle, l'essentiel des idées républicaines a progressé des centres vers les périphéries, des gens instruits vers les non-instruits par ce que nous appelons aujourd'hui les réseaux de communication : la lecture, les associations, les échanges verbaux... Les républicains réclamaient la liberté de la presse, de réunion, d'association parce que c'était la condition même de leur progression. En l'absence de libertés, les gens sont normalement conservateurs : le paysan pauvre d'autrefois obéissait à son propriétaire, à son patron et à son curé. C'est la liberté qui permet la mise en circulation de nouvelles idées. Voilà la raison pour laquelle le camp des républicains au xixe siècle a été celui de la lutte pour toutes les libertés, tandis que leurs adversaires de droit, le parti de l'ordre, misait le plus souvent sur la tradition et l'immobilité garanties par l'autoritarisme.

Et tout ce que l'on peut dire aujourd'hui sur le « jacobinisme » néfaste issu de la Révolution ne saurait effacer ce constat historique.

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SH : Certains historiens ont soutenu l'aspect profondément conservateur des campagnes françaises au xixe siècle. Etes-vous d'accord avec eux ?

M.A. : Le conservatisme des ruraux a été un fait de majorité, certes, mais pas d'unanimité. Dès 1848, date de l'instauration définitive du suffrage universel masculin, des régions rurales ont voté pour les républicains. Cette discussion sur le caractère passif ou docile, donc conservateur des campagnes, a été ouverte par André Siegfried en 1913. Pourquoi dans certaines régions les paysans sont-ils restés un bloc conservateur, alors que dans d'autres, ils ont été très tôt accessibles aux idées nouvelles ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur les différences objectives qui se rencontrent en France, différences culturelles, différences de structures sociales et d'habitat... Ainsi, j'ai montré que dans les contrées facilement « républicanisées » du sud-est, la structure de l'habitat en gros villages réalisait les conditions de sociabilité proches de celles des villes, pour la circulation des idées et des influences, et facilitait la progression des idées nouvelles. D'autres ont mis l'accent sur le régime de propriété, d'autres sur l'inégalité des traditions religieuses. C'est un chantier de recherche toujours ouvert.

Au-delà des ces explications, la débat a pu porter sur la chronologie et les modalités de la politisation. L'historien américain Eugen Weber, par exemple, a objecté que le républicanisme des paysans de 1848 n'était pas authentique car il gardait les traces de comportements plus anciens - grégaires, unanimistes - suivant plus volontiers des notables que des compagnons de même rang qu'eux. Ce qui n'est pas faux, mais insuffisant selon moi pour contester l'authenticité des sentiments républicains, même s'ils sont marqués de quelques archaïsmes. Les gens ne se sont pas métamorphosés d'un coup de baguette magique parce qu'ils ont obtenu le suffrage universel. Mais le villageois, transformé en citoyen par les élections et le suffrage universel, n'est plus le même homme. Pour moi, 1848 marque une étape déterminante. Si la République a pu, en 1870, faire cette oeuvre importante de « modernisation de la France rurale » comme l'a dit Eugen Weber dans Peasants into Frenchmen, c'est parce qu'elle était au pouvoir. Et elle était au pouvoir parce qu'il y avait déjà des députés républicains issus des campagnes. En 1870-1880, le vote des grandes villes comme Paris ou Lyon était encore minoritaire dans l'ensemble du corps électoral, et ce vote, sans les électeurs ruraux, n'aurait pas suffi à empêcher la restauration royaliste.