Les chiens ont toujours été méprisés. Notre langue en témoigne : traiter quelqu’un de chien ne revient pas à lui adresser un compliment. On en trouve trace jusque dans la Bible, où il est écrit que le pécheur retourne à ses errements comme le clebs revient toujours à son vomi. Nul étonnement donc si Médor a eu mauvaise image en Occident. Au point d’avoir incarné, pour René Descartes et ses successeurs, la mécanique insensible que serait l’animal-machine (voir encadré).
Et pourtant, un certain docteur viennois a lézardé ce paradigme dès les années 1925. Sigmund Freud (1856-1939), longtemps, n’aima pas les chiens. Dans le traitement d’Anna O., cas séminal de cure psychanalytique supervisé par le docteur Josef Breuer dans les années 1890 et retranscrit par Freud, apparaît un petit chien. La patiente identifiée comme Anna O. était issue de la bourgeoisie juive orthodoxe de Vienne, milieu qui faisait du canidé un symbole de corruption. Il est évoqué, lors de la cure, un petit chien qu’une domestique, réputée sale, fait boire à même la vaisselle dont l’usage devrait être réservé aux humains. À ce stade de la vie de Freud, le chien est un objet négatif, support de phobie.
Tout change vers 1925, alors que le père de la psychanalyse approche son 70e anniversaire. À Vienne, l’antisémitisme se manifeste de plus en plus ouvertement. La fille de Freud, Anna (1895-1942), trentenaire, devrait renoncer à ses promenades quotidiennes face à la montée de l’insécurité. La famille préfère investir dans un garde du corps, un beau berger allemand nommé Wolf. Et Sigmund le trouve tellement attendrissant qu’il s’en attire quelques piques d’Anna, volontiers portée à exagérer la jalousie qu’elle peut ressentir.
Le show du chow-chow Jofi
Juste après l’irruption de Wolf dans le cercle familial, vient la rencontre avec Marie Bonaparte. Cette nouvelle patiente est une riche et influente dilettante, qui plus tard fera la promotion de la psychanalyse en France. Une de ses passions a pour nom chow-chow. Imaginez une peluche rousse d’environ 25 kg, dotée d’une langue bleue et surmontée d’une queue en plumeau. Une autre patiente de Freud, Dorothy Burlingham, a en conséquence l’idée, en 1928, d’offrir un chow-chow à Sigmund Freud. Ce dernier s’attache vite à Lun Yu. Mais l’animal meurt rapidement, écrasé par un train. Inconsolable, Freud tergiverse quinze mois avant d’accepter un nouveau cadeau : Jofi, sœur de Lun Yu ; les chow-chow portaient alors des noms qu’on supposait à consonance chinoise, car la race est originaire d’Extrême-Orient. Et Jofi manque propulser l’histoire sur une nouvelle trajectoire.
Dès le début des années 1930, Freud laisse Jofi s’installer dans son bureau, assister aux psychothérapies. Et il en conclut que cette présence canine offre de multiples avantages. D’abord, le comportement de l’animal permet souvent de deviner l’état d’esprit du patient. Car la chienne flaire l’agressivité, la détresse. Et elle réagit de manière typique, en s’éloignant si le patient est sur le point de s’agiter, en se rapprochant s’il est dépressif. À ce stade-là, note Freud, les yeux emplis de compassion du quadrupède apportent souvent au patient un soutien bienvenu, au point qu’il en oublie plus facilement la présence du thérapeute.