Jacques a cinquante ans. C'est un homme grand, fort, qui s'exprime avec retenue et clarté. Après une carrière très brillante dans l'informatique, il se retrouve au chômage. Au moment de notre rencontre, il arrive en fin de droits. Il est habité à la fois par l'urgence de retrouver un emploi et par la nécessité de comprendre ce qui lui est arrivé : « Qu'est-ce que j'ai fait pour en arriver là ? Je voudrais bien rencontrer des éléments d'explication qui me permettent d'en sortir. Je suis forcément acteur quelque part. Quelle pièce je joue depuis trente ans ? »
Ces questions, Jacques tente d'y répondre en participant aux séminaires « Roman familial et trajectoire sociale » que nous animons, et que nous avons conçus avec Michel Bonetti et Jean Fraisse.
Le terme « roman familial » renvoie à un fantasme, analysé par Freud, selon lequel les enfants abandonnés, et par extension tous les enfants malheureux, imaginent qu'ils sont issus d'une lignée prestigieuse et qu'un jour la vérité éclatera sur leur origine véritable. Ce fantasme permet d'une part de corriger la réalité, en s'inventant une vie plus estimable, et de supporter d'autre part la réalité, en allégeant le poids de la contingence et du caractère inéluctable de cette destinée. Le roman familial désigne également les histoires de famille que l'on transmet de génération en génération. Mais entre l'histoire « objective » et le récit « subjectif », il y a un écart qui permet de réfléchir sur la dynamique des processus de transmission, et ce qu'ils recèlent. Le roman familial doit être contextualisé dans un repérage sociologique des positions sociales, économiques, culturelles, tant dans la généalogie que dans l'histoire personnelle du sujet. L'individu est en effet multidéterminé, socialement, inconsciemment, biologiquement, et ces déterminations multiples le confrontent à des contradictions qui l'obligent à faire des choix, à trouver des « réponses », des issues, des échappatoires.
L'individu social
La question se pose alors de saisir ces différentes dimensions et de comprendre comment elles s'articulent entre elles. Il s'agit donc d'analyser dans quelle mesure les destins individuels, quelle que soit leur irréductible singularité, sont conditionnés par le champ social dans lequel ils s'inscrivent ; de montrer comment les rapports sociaux, tels qu'ils existent à un moment donné, et tels qu'ils ont évolué, vont influencer la vie d'un individu, c'est-à-dire ses manières d'être, de penser, ses choix affectifs, idéologiques, professionnels, économiques, etc. ; de saisir la dialectique existentielle entre l'individu produit de l'histoire et l'individu producteur d'histoire, entre l'individu objet de ses conditions concrètes d'existence et l'individu qui cherche à se positionner en sujet de cette histoire.
Comme l'a écrit l'un des participants à ce travail : « Je commençais à réaliser que ma situation psychologique personnelle n'était pas séparable de la situation socio-économique de ma famille, que les mécanismes d'identification jouent aussi sur un mode social, et que ce n'est pas simplement une affaire de complexe d'OEdipe qui coince. Cette approche m'a permis de réaliser pleinement que j'étais, bien sûr, le fils de mon père et de ma mère, mais que j'étais aussi le fils d'un paysan devenu manoeuvre et d'une domestique devenue laveuse et mère de famille, et que ce vécu social était intrinsèquement lié à l'histoire de mes relations infantiles 1 . »
Toute l'expérience biographique d'un individu marque son développement et le constitue comme un être psychosocial historique. En ce sens, l'inconscient est appréhendé comme l'ensemble des conditions sociales de production d'un individu que celui-ci cherche à nier, à oublier, à occulter : « L'inconscient n'est jamais en effet que l'oubli de l'histoire que l'histoire elle-même produit en réalisant les structures objectives qu'elle engendre dans ces quasi-natures que sont les habitus. Histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle. L'habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit 2 . » Cette dimension sociale de l'inconscient se repère particulièrement chez tous ceux qui changent de position sociale. Que ce soit chez le « parvenu » qui se positionne ailleurs que là d'où il vient, ou chez le « déclassé » qui a intériorisé des habitus non conformes à la position objective qu'il occupe, on peut voir comment les situations sociales engendrent des conflits dont l'interprétation purement psychologique occulte la genèse socio-historique. Nous allons voir comment l'histoire de Jacques peut illustrer les différentes facettes de cette démarche, en particulier l'intrication des déterminismes psychiques et sociaux dans les choix et les ruptures de l'existence. Le père de Jacques, Roger, était garagiste dans un petit village de l'Allier. Violette, la mère de Jacques, est la fille de Marie, femme de ménage chez un châtelain. Un secret plane sur sa naissance. Il semble que Marie ait été engrossée par ce « noble » personnage quand elle avait seize ans. Jacques a longtemps cru que Jean, qui vivait avec Marie, était son vrai grand-père. Ils étaient tous les deux ouvriers. Violette a eu une enfance difficile, « elle a été élevée à coups de pieds et à coups de gifles » nous dit-il.