Il ne suffit pas d'être logique pour être rationnel

La vraie rationalité suppose de la réflexion, des idéaux, de la confrontation et la capacité à justifier ses croyances. Elle est une compétence sociale.

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Jean nous dit « Mon frère habite à Lyon », mais ajoute : « Je n’ai pas de frère. » Sa croyance est irrationnelle parce que contradictoire. Octave croit que s’il boit un litre de whisky juste avant l’examen, il obtiendra son permis de conduire. Il est irrationnel, car il est incapable de voir que son intention est incompatible avec son objectif. On montre à Paul une photo très explicite de sa femme et de son amant. Il ne croit pas qu’elle le trompe. Il est irrationnel, car il s’aveugle volontairement. Une croyance est rationnelle si elle est cohérente, mais également si elle est fondée sur des preuves suffisantes : si vous croyez qu’une soucoupe volante a atterri sur votre pelouse parce que l’herbe a brûlé, vos raisons sont insuffisantes. La rationalité exige aussi que nos désirs et nos émotions ne viennent pas interférer avec notre jugement. Mais ces critères – cohérence, justification par des preuves, indépendance par rapport aux désirs – ne sont pas suffisants. On peut avoir des croyances irrationnelles – par exemple croire que des extraterrestres vont détruire la Terre demain – et raisonner assez bien, par exemple en corrigeant ses croyances initiales : la fin du monde n’a pas eu lieu le lendemain, mais c’est juste que les extraterrestres ont différé la date. On est souvent aussi plus ou moins rationnel. Quelles sont alors les conditions de la rationalité ?

Une sensibilité aux faits

Le premier critère de la rationalité dans le domaine de la pensée est la cohérence : ne pas se contredire et faire des inférences correctes, c’est-à-dire logiquement valides. C’est la rationalité comme compétence logique. Elle semble nécessaire pour juger un sujet rationnel, mais jusqu’où s’étend-elle ? Personne n’est capable de tirer toutes les conséquences, y compris les plus triviales, de ses croyances. La rationalité logique suffit-elle ? C’est loin d’être évident : les ordinateurs ont la compétence logique, mais encore faut-il qu’ils puissent aussi apprendre, c’est-à-dire répondre aux faits et aux situations, et voir en quoi les données disponibles justifient nos croyances ou pas. Le critère de la cohérence logique est purement interne ; mais la rationalité demande aussi une sensibilité aux preuves empiriques et aux faits constatés. Conclure qu’une soucoupe volante a atterri simplement parce que l’herbe est brûlée n’est pas rationnel.

Le raisonnement n’est pas seulement logique et déductif, passant de vérités à d’autres vérités. On raisonne aussi inductivement, c’est-à-dire en fonction des données empiriques et de la probabilité de nos prémisses, pour atteindre des conclusions plus ou moins probables. L’herbe brûlée peut permettre d’inférer l’atterrissage d’un engin volant, mais il est improbable que ce soit une soucoupe volante.

Il en va de même dans le domaine des actions. Une action rationnelle obéit à un critère interne de cohérence : elle doit être telle que l’agent envisage et accomplit l’action qu’il juge à la fois la plus conforme à ses buts et la plus adaptée aux moyens dont il dispose, c’est-à-dire, pour parler comme les économistes, être telle qu’il « maximise son utilité espérée ». Si on n’est pas riche et si on veut passer des vacances calmes, il vaut mieux éviter les destinations trop touristiques et les périodes trop chargées. Ici, les probabilités sont essentielles, car le domaine de l’action est celui du probable et non pas celui du vrai. Mais ici aussi le critère de la cohérence – respecter les principes de la probabilité dans les décisions – est-il suffisant ? Dans certains cas, si nos objectifs et notre plus grand bien nous semblent mériter de sacrifier en partie notre rationalité, il peut être rationnel de le faire. En ce sens, le mari trompé qui ne veut pas voir l’évidence est peut-être rationnel au sens où il juge que son plus grand bien, pour sauver son couple, est de s’aveugler. Mais cette stratégie n’est sans doute pas aisément à la disposition du directeur d’une entreprise qui voit qu’il va à la faillite.