Extrait de Sciences Humaines Hors-série n° 21 – Juin-juillet 1998
« Les idées naissent dans les esprits humains dans des conditions culturelles, sociales et historiques données. Leur réalité est étrange. Elle n’est ni physique ni matérielle, bien qu’elle dépende d’êtres matériels : les êtres humains, leurs cerveaux et les interactions entre leurs synapses. La nature des idées a été évaluée de façon différente voire opposée par les penseurs. Ainsi, pour certains, comme Karl Marx, les idées n’ont pas d’autre réalité qu’instrumentale. Pour d’autres, au contraire, les idées ont une réalité très forte, voire une « surréalité ». Platon, par exemple, considérait que la vraie réalité était idéelle, et que le monde dans lequel nous vivons devenait secondaire et, parfois même, illusoire. Au 20e siècle, le psychanalyste Carl Jung conçoit les idées d’une façon différente. Les mythes, formant des sortes d’archétypes issus de nos profondeurs inconscientes, nous dominent et nous contrôlent. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss a, quant à lui, estimé de façon amusante que les hommes ne pensaient pas les mythes, les mythes se pensant eux-mêmes 1. On peut ainsi considérer qu’ils constituent une substance autre que matérielle, physique et biologique. Karl Popper a, lui, distingué trois mondes : le monde des choses matérielles, le monde des expériences vécues et le monde des choses de l’esprit – la « noosphère ». D’une certaine manière, Karl Popper considère le monde des idées comme un monde relativement autonome. De nombreux autres penseurs ont reconnu cette autonomie et l’existence d’une noosphère. À la fin du 19e siècle, Gottlob Frege, fondateur de la logique mathématique contemporaine, affirme que la pensée est productrice d’idées qui ne sont ni des représentations internes ni des éléments du monde extérieur : leur nature est différente. D’autres penseurs, tel le philosophe des mathématiques Jacques Desanti, évoquent « la réalité agissante des idéalités mathématiques ». Le philosophe contemporain Jacques Schlanger suggère que les « objets idéels » ont une existence propre. Gregory Bateson évoque, en 1972, dans l’ouvrage Vers une écologie de l’esprit, les idées en tant qu’entités et parle de « vie des idées ». Dans cet esprit, le théoricien canadien d’origine polonaise Piotr Wojciechowski indique, en 1978, que « la connaissance est faite par l’homme et dépend de l’homme mais le corps de la connaissance est une entité distincte de l’homme » 2. Si on peut définir les idées comme des entités distinctes, évoluant dans un monde relativement spécifique (la noosphère), il convient en outre de comprendre leur comportement. En 1952, le physicien Pierre Auger comparait les idées à des virus. Il parlait, non pas d’un troisième monde comme Karl Popper, mais d’un troisième règne, faisant suite au règne animal et au règne végétal. Ce règne est constitué par des organismes définis, les idées, qui se reproduiraient par démultiplication identique, dans les milieux constitués par les cerveaux humains, grâce aux réserves d’ordre qui y sont disponibles. Ces idées disposeraient de la capacité d’autonutrition dans nos esprits et d’autoreproduction, voire de la capacité de dépérir. En 1968, le biologiste Jacques Monod, intéressé par l’idée de Pierre Auger, a repris la notion de « noosphère » et la définit comme sphère du monde idéel et mythologique qui nous environne. Selon lui, une idée transmissible constitue un être autonome, un « existant », doté des principales propriétés définissant tout être vivant. Il ajoute, dans son ouvrage Le Hasard et la Nécessité, que ces existants sont capables de se conserver, de croître et de gagner en complexité. Ils sont dotés du pouvoir d’autoorganisation et d’autoreproduction ; ils vivent avec les humains en relation de symbiose, de parasitisme mutuel ou d’exploitation mutuelle.
L’autonomie dépendante
Le monde imaginaire/mythologique/idéologique existe bel et bien : c’est un produit des esprits et des humains, mais un produit récursivement nécessaire à la production de son propre producteur anthroposocial. Il faut reconnaître à la fois la souveraineté et la dépendance des idées, leur pouvoir et leur débilité, il faut reconnaître leur règne, tout d’abord dans le sens que le terme a pris dans le monde vivant. Il faut considérer la vie des idées, non plus au sens métaphorique et vague du terme « vie », mais en enracinant ce sens dans la théorie de l’auto-éco-organisation du vivant, sans pour autant réduire ni l’idée au virus, ni la vie de l’esprit à la vie nucléoprotéinée. Dès lors, on peut envisager la noosphère comme émergeant, avec sa vie propre, à partir de l’ensemble des activités anthroposociales. Ainsi, une « noologie », étude de la noosphère, considère les choses de l’esprit comme des entités objectives. Mais cela n’exclut nullement de considérer également ces « choses » du point de vue des esprits/cerveaux humains qui les produisent (anthropologie de la connaissance) et du point de vue des conditions culturelles de leur production (écologie des idées). Cela étant posé, il convient de préciser deux notions clés qui expliquent certains aspects fondamentaux de la vie en général et des idées en particulier. En premier lieu, l’être vivant construit son autonomie : il est autoproducteur. Il s’autorégénère continuellement. Pour ce faire, cet être vivant travaille donc son énergie et a donc sans cesse besoin d’énergie extérieure, afin de se nourrir. Son autonomie suppose de ce fait une dépendance vis-à-vis de son environnement. De plus, un être vivant puise dans son milieu non seulement de l’énergie mais aussi de l’organisation. On peut rappeler, pour ne prendre qu’un seul exemple, que les êtres vivants s’organisent en fonction du rythme des saisons : il y a un temps pour la germination, la poussée de la sève, le rut, l’hibernation, etc. Une partie de la nature extérieure est donc intégrée en notre nature. En tant qu’êtres humains, donc êtres sociaux, notre autonomie se forge notamment par nos dépendances à l’égard de la culture, du langage, des idées, des connaissances. Le type d’autonomie du monde des idées, tout comme celui des idées elles-mêmes, est quant à lui dépendant des esprits individuels et des cultures dont dépendent ces esprits.