Inde : une révolution silencieuse

Christophe Jaffrelot, Fayard, 2005, 596 p., 28 €.
Les castes ont été le support de la démocratisation réelle de l'Inde. Telle est la thèse surprenante de Christophe Jaffrelot qui montre comment les politiques de discrimination positive ont mis fin à la mainmise des élites sur le pouvoir.

La Démocratie par la caste: le titre du livre de Christophe Jaffrelot est à tout le moins paradoxal. Comment le système hiérarchique des castes, avec ce qu'il a de rigide et d'implacable, a-t-il pu devenir en Inde un instrument de démocratisation et, qui plus est, de démocratisation sociale ? Telle est pourtant l'étonnante conclusion de ce long voyage de près de 600 pages que nous propose l'auteur à travers cent vingt ans d'une histoire sinueuse et pleine de rebondissements. On ne s'en cachera pas : l'ouvrage est difficile et le sujet assez complexe pour le néophyte. Mais le lecteur ne sera pas déçu par cette plongée riche de surprises dans l'univers sociopolitique indien.

L'Inde est une démocratie dotée d'un système parlementaire stable depuis pas moins d'un demi-siècle, et même une démocratie à alternance depuis plus de vingt-cinq ans. La justice y est en outre indépendante et la presse libre. Et pourtant ! Il y a loin de la démocratisation politique à la démocratisation sociale. Ce vaste pays est le lieu de criantes inégalités et d'une pauvreté endémique. Après l'indépendance acquise en 1947, le pouvoir fut assez naturellement confisqué par les hautes castes, lettrées et influentes. Cette mainmise était loin d'être transitoire en dépit de la présence de réformateurs dans ses rangs. Tout laissait penser que la démocratie indienne était condamnée à être quelque peu formelle, des pans entiers de la société étant exclus du pouvoir et ne pouvant pas défendre leurs intérêts.

Comment expliquer le blocage jusqu'à une date finalement assez récente de « la plus grande démocratie du monde » ? Le parti du Congrès, fondé en 1885 et dominant jusqu'à la fin des années 60, y est pour beaucoup. Son idéologie conservatrice s'explique tout d'abord par l'influence de Mohandas Gandhi qui, s'il était sensible au sort des intouchables ou dalit (les hors-castes tout au bas de l'échelle et qui occupent les fonctions impures ? travail du cuir, nettoyage des rues et des égouts, équarrissage...), restait attaché au système des castes. Ce dernier distingue quatre varna à la stricte hiérarchie : au sommet les brahmanes (prêtres et lettrés), juste au-dessous, les kshatriya (guerriers devenus propriétaires fonciers), au-dessous encore, les vaishya (commerçants et usuriers), et enfin les shudra (artisans, cultivateurs et éleveurs).