Jules Verne au secours de l'échec scolaire

Chez les élèves en échec scolaire, la situation d’apprentissage peut souvent être à l’origine de peurs perturbant l’organisation intellectuelle. S’appuyer sur les récits de Jules Verne, les romans initiatiques ou les mythes fondateurs permet de métaphoriser ses craintes et de libérer son désir de savoir.
Pourquoi Jacques, qui ne sait toujours pas lire à 12 ans, accepte-t-il d’apprendre par cœur et de déchiffrer la liste des mots qui composent le récit de l’aveuglement de Michel Strogoff par les Tartares alors que jusque-là, il ne pouvait s’empêcher de se mettre en colère devant son livre de lecture et de chercher à passer la pointe de son crayon à travers les « a » ? Pourquoi Guillaume, lui aussi non lecteur à 12 ans, cesse-t-il de dessiner des sexes et des armes avec les lettres de l’alphabet lorsque son attention se porte sur les lignes où, dans Cinq semaines en ballon, est décrit dans toute son horreur et son atrocité le combat des anthropophages qui s’entretuent et s’entre-dévorent sous les yeux des occupants du ballon ?

L’hypothèse de la peur d’apprendre

Parce que des textes comme ceux de Jules Verne recèlent un secret pédagogique. Et parce que ces enfants, comme tous ceux qui sont en échec scolaire,
ont un incontestable point commun : lorsque la situation d’apprentissage les confronte au doute, elle vient réveiller chez eux un sentiment d’insécurité profond qui les empêche d’utiliser normalement leurs outils intellectuels. Autrement dit, ils tombent dans la peur d’apprendre.
Mon expérience d’instituteur en classe normale puis de rééducateur dans l’enseignement spécialisé au Centre psychothérapique de Vitry-sur-Seine et, enfin, de psychologue clinicien m’a conduit à me demander pourquoi des enfants aussi intelligents et curieux que les autres n’arrivaient pas à la maîtrise des savoirs fondamentaux ? D’abord parce que, devant les contraintes de la situation d’apprentissage, ils voient se réveiller soit des craintes parfois anciennes, souvent en liaison avec leurs premières expériences éducatives, soit des préoccupations d’ordre identitaire. Les craintes archaïques sont des images souvent fortes, crues et répétitives, qui peuvent par exemple renvoyer à l’inceste, au parricide, à la mort, à une scène de violence dans leur histoire personnelle. Les questions identitaires les plus fréquemment évoquées par les enfants touchent à l’origine, à l’identité sexuelle et l’homosexualité, aux limites du désir confrontées à la loi, aux conflits entre générations, aux rivalités fraternelles, au racisme… Dans les deux cas, on constate une paralysie de l’organisation intellectuelle de ces enfants qui les conduit à l’évitement de penser pour se protéger, et détériore la relation pédagogique. Lorsque ce processus est à l’œuvre, ce sont les portes d’entrée vers le savoir qui deviennent dangereuses à leurs yeux. On voit alors les interrogations légitimes et les inquiétudes normales, que tout le monde connaît face à un apprentissage nouveau, provoquer une remise en cause que ces enfants refusent d’affronter. Les plus démunis devant l’apprentissage doivent alors faire face aux peurs d’effondrement, d’abandon, de morcellement, de perte d’unité, de vide intérieur. On comprend alors très vite, en voyant ces enfants fonctionner intellectuellement, combien peuvent être perturbés, voire endommagés, la mémoire, les repères psychomoteurs, la concentration et même le maniement du langage. Une situation qui pousse les uns à la revendication agressive alors que d’autres s’enferment dans le conformisme stérile ou l’inhibition pour s’en défendre.
A 12 ans, Guillaume est dans sa septième année d’apprentissage de la lecture quand un passage du roman de Jules Verne Cinq semaines en ballon retient particulièrement son attention : celui d’un combat d’anthropophages atroce et sanglant. Guillaume me demande de lui souligner ce passage dans son livre personnel et de le lui relire plusieurs fois. Il finit par l’apprendre par cœur et va se servir des phrases et des mots qui lui paraissent les plus intéressants pour les décomposer. Après un mois d’effort, il commence à pouvoir déchiffrer quelques mots, puis quelques lignes et être enfin capable de sortir de ce handicap que représente le fait d’être un non-lecteur. Comment alors expliquer ce basculement ? Le texte parle des origines, de la mort, de peurs parfois très archaïques, autant de thèmes qui occupent l’esprit de Guillaume depuis que je le connais. Mais cette fois, pour apprendre à lire, il lui est proposé de rester dans le champ de ce qui habituellement le perturbe. Les images contenues dans le texte de Jules Verne ont assurément des points communs avec celles qui le taraudent. Toutefois, ici, elles sont reprises dans un scénario organisé, avec les mots de quelqu’un d’autre. Ce scénario a une inscription culturelle. Il est valorisé dans le cadre pédagogique, puisqu’il devient le support pour aller vers le savoir. Guillaume peut se saisir de ce matériel qui a suffisamment de force pour contenir ses émotions, pour leur donner une forme négociable par la pensée, ouvrant ainsi un espace de liberté pour affronter l’expérience négative de l’apprentissage.
Comment repérer ces peurs chez les élèves ? Sans doute en portant toute son attention sur un phénomène facilement observable pour un enseignant : la fuite par tous les moyens, chez ces élèves, devant le temps de l’élaboration, ce temps du doute où il faut confronter son organisation aux contraintes de l’apprentissage. Ce point commun à tous les enfants déréglés par ces peurs m’a amené à les appeler « les phobiques du temps de suspension ». Leur défense principale consistant à inventer des méthodes pour court-circuiter ce moment stratégique : relais passés au corps, déclenchement de besoins vitaux, attaque du cadre, conformisme stérilisant, réponse en association immédiate… étant leurs réflexes les plus usités.
Il est intéressant de remarquer de façon paradoxale que plus le thème qui sert de support aux apprentissages est neutre, plus il favorise le retour de l’inquiétude. Les livres de lectures aseptisées, sans évocation de sentiments, loin du contexte dans lequel vivent les élèves, ou les livres destinés à la rééducation, écrits avec des caractères gras ou rouges, où il est question du canard qui va à la mare et de la poule qui picore du grain dur, sont de véritables incitations à la débauche, à décrocher de l’univers du savoir ! A l’inverse, les thèmes qui sont capables de retenir l’attention de ces enfants portent en eux les inquiétudes et les émotions qui d’ordinaire les dérèglent. Leur capacité de résistance à l’envahissement parasite évoqué plus haut se trouve nettement améliorée lorsque le sujet de la leçon traite aussi de ce qui leur fait peur. C’est pourquoi je n’hésite plus à raconter des histoires de belle-mère perverse, de parents qui n’ont aucun scrupule à se débarrasser de leurs enfants, de frères qui sont dans des rivalités à couper au couteau…
Aussi, pour que ces enfants puissent se servir normalement de leurs capacités intellectuelles quand ils apprennent, il semble pertinent de leur donner les moyens de côtoyer et d’affronter ces craintes réveillées par la situation d’apprentissage et tenter d’en faire les ressorts de la pensée. Pour les faire ainsi accéder à une démarche intellectuelle. Par exemple en s’appuyant sur les romans de Jules Verne pour aborder les mathématiques ou la grammaire, sur la Bible ou la mythologie grecque pour apprendre à lire et à écrire. C’est toujours quand ses héros sont sur le point de mourir de soif, de faim, de froid, d’être dévorés, piqués, écrasés, engloutis que Jules Verne glisse une formule mathématique, une explication sur les climats, sur la constitution des roches, sur la flore de l’océan Indien ou le fonctionnement du moteur électrique. Chez cet auteur, l’imminence du danger semble provoquer une accélération des processus de pensée pour ses personnages et les mettre dans un état où apprendre est un bienfait. Etat que ne connaissent pas mes élèves au départ mais qui peut contribuer à mettre en marche les rouages de la pensée pour aller au-delà de l’excitation que procurent de telles images et de telles situations. Là réside le secret pédagogique de Jules Verne. Autrement dit, quand ils se font accompagner par les héros de romans initiatiques ou de récits des mythes fondateurs, les élèves peuvent se montrer sensibles aux suggestions qui leur sont faites pour approcher l’apprentissage.

Quand le danger aide à penser

C’est ici que la culture permet de se rapprocher de ce qui inquiète, tout en donnant le fil pour s’en éloigner. Elle donne la possibilité d’utiliser les ressorts de la curiosité, même quand les élèves sont restés empêtrés dans l’archaïque, le sexuel, la violence, le voyeurisme ou la mégalomanie. A la différence du fait divers ou de l’histoire du quartier, les œuvres culturelles proposent souvent des chemins qui permettent de relier son histoire à celle des autres. Elles offrent des ponts pour se dégager du trop personnel qui freine l’accès au symbolique afin d’aller vers du plus universel, qui ouvre sur la question. Ce travail d’entrée dans la culture repose en tout premier lieu sur la lecture à haute voix de ces textes fondateurs par l’enseignant durant au moins quarante minutes d’apport journalier, et ne devrait pas s’arrêter à l’issue de l’école maternelle mais durer jusqu’à la fin des années collège. Une médiation culturelle riche qui reprend les préoccupations existentielles et les questions identitaires devient vite un tremplin idéal pour favoriser l’expression orale. C’est sur cette dernière que repose le passage du langage d’évocation au langage argumentaire, étape clé pour voir reculer l’échec scolaire. Si nous voulons imaginer ce cheminement, il suffit de relire Jules Verne chez lequel le parfum d’aventure, les déplacements, les machines extraordinaires, le courage des héros, l’exploration des mondes inconnus stimulent l’imaginaire, répondent à l’envie d’ailleurs mais aussi au besoin de savoir et de s’interroger de ceux qui sortent de l’enfance. Il en va d’ailleurs ainsi des contes, des textes fondateurs des civilisations, des romans initiatiques, de la poésie, des romans historiques, des mythes…
Je ne me suis jamais senti gêné de présenter une leçon sur le sens de la soustraction ou de la division, de faire une leçon de lecture ou de grammaire, en m’appuyant sur un conte ou un mythe. Mettre en chiffres, mettre en problème les conséquences d’une histoire de rivalité fraternelle, d’une séparation familiale, d’une transgression de la loi, quand j’ai pour point d’appui un thème qui intéresse mes élèves et qui est inscrit en plus dans notre patrimoine culturel, me paraît tout à fait légitime. Je ne vois pas pourquoi je sortirais de mon identité de pédagogue en lisant Le Petit Chaperon rouge à mes élèves et en leur demandant un calcul sur les temps de déplacements comparés. Je me sens pleinement enseignant lorsque je m’appuie sur Vingt mille lieues sous les mers ou Les Douze Travaux d’Héraclès pour faire de la géographie ou des mathématiques avec des adolescents du collège. La force, le pouvoir d’évocation de certains textes aident les enfants qui y trouvent les fils nécessaires pour retisser des liens entre eux et l’extérieur. L’initiation aux grandes questions portées par la culture, la transmission d’un message universel font aussi partie intégrante de la mission pédagogique.
L’échec scolaire ne devrait pas nous contraindre à appauvrir en permanence notre message et à revoir nos ambitions à la baisse. L’empêchement de pensée est difficile à réduire, par contre il est contagieux et gagne rapidement les enseignants qui le côtoient s’ils ne sont pas engagés dans une réflexion qui les pousse à rester créatifs.