« Tout art est travail d’un matériau. » Ainsi commence l’enquête de Bernard Sève, une passionnante plongée philosophique dans la galaxie des arts créatifs. Pas question pour lui de mener une réflexion hors sol : il part des pratiques mêmes et plutôt que de définir l’art, il préfère interroger l’« artisticité » d’une œuvre, autrement dit son degré d’art. Les matériaux, c’est ce dont s’empare l’artiste pour les travailler : il peut s’agir d’un bloc de marbre, mais aussi d’un thème musical ou, pourquoi pas, d’un banal fait divers. Sur ces matériaux, B. Sève identifie trois grandes « manières d’œuvrer » : le travail dans la masse, le travail par couches successives et le montage. Si le travail dans la masse évoque d’emblée celui du sculpteur, il peut être retrouvé dans d’autres arts : au cinéma, les effets de foule, au théâtre ou dans la danse. Le travail par couches superposées est propre à certaines techniques de peinture, mais peut s’appliquer à des couches temporelles dès lors qu’il procède par empilement. Ainsi, en littérature, les Essais de Montaigne font apparaître un feuilletage que l’auteur a enrichi en ajoutant successivement des éléments à un premier état. Le montage, enfin, procède par assemblage d’éléments séparés. Si le cinéma vient immédiatement à l’esprit, d’autres formes d’art y ont recours : des écrits, comme La Vie mode d’emploi de Georges Perec, ou des compositions musicales, comme lors de l’assemblage des mouvements d’une symphonie. La réflexion de B. Sève ne s’arrête pas à la confection des œuvres, elle considère leur devenir. L’œuvre d’art est chose fragile, qui peut s’user, se briser, être victime de l’oubli ou du désintérêt. On se penchera donc sur ses modalités de présentation, de conservation et de restauration, mais aussi sur ses réappropriations par adaptation, citation, arrangement, imitation, reproduction, transposition… « Il m’a paru, écrit-il, que le cœur des pratiques artistiques, c’est le désir de se saisir d’un matériau pour en faire quelque chose qui soit un peu décalé par rapport aux besoins de la vie. » Publicité, design, mode et d’autres pratiques encore peuvent participer de ce pas de côté créatif.