A l'heure de sa fondation, le 23 février 1923, les membres du Institut für Sozialforschung (Institut de recherches sociales) sont unis par une volonté émancipatrice. Ils s'inscrivent dans une optique marxiste et veulent mettre en oeuvre une théorie critique révolutionnaire du capitalisme. Mais au fil du temps, leur croyance en la possibilité des progrès de l'histoire s'étiole, les perspectives deviennent plus noires et désabusées ; la critique de la société se radicalise et sombre dans le pessimisme à l'égard du changement ainsi que dans une ironie dévastatrice.
Ce glissement théorique de l'institut ne peut bien sûr être séparé du contexte historique. Comment, en effet, dans les années 30 et 40, la pensée pourrait-elle demeurer insensible aux nuages bruns qui s'amoncellent au-dessus de l'Europe, et de l'Allemagne en particulier ? Juifs et marxistes, les membres de l'institut sont contraints à l'exil à l'arrivée des nazis au pouvoir. L'institut, dirigé par Max Horkheimer (1895-1973) depuis 1930, s'installe à Genève et ouvre deux annexes à Paris et à Londres. Mais dès l'année suivante, en 1934, l'évolution du contexte politique européen est telle que les membres de l'institut sont contraints d'aller s'installer à New York, anticipant ainsi la grande vague d'émigration des intellectuels européens vers les Etats-Unis. Déjà, l'on peut interpréter le cheminement géographique de l'école de Francfort comme le symbole de son éloignement croissant de l'Europe et de sa tradition intellectuelle.
Certes, dans un premier temps, les membres de l'institut entendent préserver leur identité européenne, et se conçoivent comme un ultime foyer de résistance à la destruction de la tradition humaniste allemande. Ainsi continuent-ils de publier leur revue, Zeitschrift, en langue allemande. Pourtant, dans ce nouveau contexte géo-culturel, face au constat de l'impuissance révolutionnaire de la classe ouvrière allemande et du renforcement infernal du totalitarisme en Europe, le pessimisme ne cesse de croître. Les perspectives de transformation de la société deviennent peu à peu un horizon lointain. Parallèlement, les théoriciens de l'Ecole mettent en cause un élément clé de la théorie marxiste : le primat accordé à « l'infrastructure économique » sur la « superstructure culturelle ».
Une part majeure des travaux de l'exil découle de cet aggiornamento théorique. Ainsi Herbert Marcuse (1898-1979) cherche à articuler sa critique de l'exploitation à celle de la répression sexuelle. Soulignant en cela les insuffisances du marxisme, il met en valeur dès 1937 l'élément corporel et sensuel du « vrai bonheur ». De même, contre l'orthodoxie marxiste, l'oeuvre d'Erich Fromm (1900-1980) est marquée par une tentative de lier Freud et Marx, de mettre en rapport l'inconscient et l'infrastructure socio-économique. Par ailleurs, à partir de la fin des années 30, l'étude du fascisme s'impose comme une priorité pour les membres de l'institut. Une bonne part du phénomène est interprétée en termes psychologiques, à l'image du lien établi entre le monde ouvrier et l'avènement du nazisme. Malgré cet éloignement des analyses purement marxistes, l'institut continuera de négliger et même de nier le phénomène totalitaire dans son autonomie politique.