Marie-Esprit-Léon Walras (1834-1910)

L'efficacité économique et la justice sociale

Léon Walras, connu pour la formalisation mathématique de l'économie, a aussi élaboré une synthèse entre libéralisme et socialisme, entre le marché et l'État.

« Quel temps ! J'entends encore le vice- recteur de l'académie de Paris m'expliquant qu'il ne peut même songer à appuyer auprès du ministre de l'Instruction publique une demande que j'ai formée en vue d'être autorisé à faire quelques conférences sur la philosophie de la science. Je ne puis faire de la philosophie de la science sans faire de la métaphysique ; la métaphysique touche à la religion, etc., etc. Sans doute, si j'avais affaire à l'Archevêque ; mais à un haut fonctionnaire de l'université faisant cette besogne ! Je me lève, je vais prendre mon chapeau sur une console, entre deux fenêtres donnant sur la cour de la Sorbonne ; je salue et je sors 1. »

L'homme chapeauté qui s'insurge contre les ronds-de-cuir de l'Université française n'est autre que Léon Walras. Nous sommes dans les années 1860, au tournant de sa vie. Il n'est pas encore le fameux « père fondateur de l'Ecole de Lausanne » mentionné dans tous les manuels à l'usage des futurs économistes. Il sera, dans dix ans, l'inventeur de la théorie de l'équilibre général 2 et celui qui va révolutionner la discipline économique alors en déshérence. Car à l'époque, les économistes ont l'impression que leur discipline est arrivée à maturité. Ils sont devenus des conseillers du prince, faisant notamment pression pour instaurer un traité de libre-échange entre la France et la Grande-Bretagne. Bref, les économistes se sont détournés de la science, convaincus que les découvertes majeures, dans leur discipline, sont derrière eux. De plus, l'économie manque cruellement de sang neuf car les postes, rarissimes, sont généralement attribués par cooptation. Tant et si bien que se sont formées des familles d'économistes, voire des dynasties comme celle des Say 3.

Or, L. Walras n'appartient pas à une longue lignée d'économistes bien implantés. Même si Auguste Walras (1801-1866), son père, a publié quelques ouvrages d'économie (dont Théorie de la richesse sociale, 1849), il n'est pas un économiste patenté. Pourtant, c'est lui qui va communiquer la flamme de l'économie à son fils.

L'économie politique pure, simplification du réel

Après que L. Walras eut endossé le statut d'intellectuel précaire (voir l'encadré, p. 45), l'université de Lausanne lui offre l'occasion d'être professeur. Les années 1871-1877 vont être exceptionnelles. Outre son chef-d'oeuvre, les Eléments d'économie politique pure (1871-1874), il élabore une abondante littérature dont le but est de répondre à la question : « Quelle est la société la plus juste ? » Voilà un aspect qui ne cadre guère avec l'image d'Epinal que l'on se fait de ses travaux, de ses concepts abstraits les plus connus tels que le modèle de l'Homo oeconomicus et de sa méthode mathématique, qui égraine des pages d'équations.

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L'économie ne serait-elle qu'une branche des mathématiques ? Comme le souligne Jérôme Lallement 4, chez L. Walras, les champs sont clairement délimités. C'est l'économie politique pure qui est une « branche nouvelle des mathématiques ». Autrement dit, tout ce qui a trait aux échanges et à la fixation des prix dans des conditions idéales, celles de la concurrence pure et parfaite, est susceptible d'être formulé en terme d'équations ou de représentations graphiques. Comme l'explique L. Walras : « Pour observer cette méthode, l'économie politique pure doit emprunter à l'expérience des types d'échange, d'offre, de demande, de marché, de capitaux, de revenu, de services producteurs, de produits. De ces types réels, elle doit abstraire, par définition, des types idéaux, et raisonner sur ces derniers, pour ne revenir à la réalité que la science une fois faite et en vue des applications 5. »