Le jour J, à l’heure du choix, ils seront des milliers à hésiter encore. Parmi eux, il y aura les éternels perplexes, les agnostiques en politique, ceux qui ne savent jamais pour qui voter. Il y aura aussi ceux qui avaient arrêté leur choix mais qu’un ultime scrupule tourmentera, qui reliront les programmes « histoire d’être bien sûr » avant d’aller aux urnes. Il y aura encore quelques vieux militants qui se surprendront à vaciller dans leur conviction. Il y aura celui ou celle qui restera dans l’isoloir plus longtemps que prévu, à triturer les bulletins de vote du bout de ses doigts hésitants. Balançant entre cœur et raison, adhésion et protestation, et suppliant sa conscience de lui délivrer, là, maintenant, le bon mot d’ordre.
Liturgie laïque
Difficile de démêler tout ce qui se joue et se noue dans un isoloir. Le vote est en partie imprévisible. À la fois excitant et intimidant, c’est un pouvoir qui garde sa part d’ombre. Il a quelque chose qui touche au sacré ; son étymologie en témoigne : le vote est d’abord « le vœu, la prière », le suffrage est « l’intercession d’un saint auprès de Dieu », le scrutin est « la cérémonie où les catéchumènes étaient interrogés sur la foi » (Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey). Théâtre d’une liturgie laïque, l’isoloir matérialise l’espace où l’électeur doit se prononcer, en âme et conscience, sur l’intérêt général. Il faut « laisser en dehors nos passions, nos sympathies, nos haines, nos intérêts privés, nos parentés, nos ambitions, nos considérations de personnes », écrivaient solennellement les républicains de la IIIe République (1). Tenir à distance à la fois ses affects et ses pulsions, pour laisser parler ses convictions et sa raison.
Voilà pour les grands principes, exposés par Yves Déloye et Olivier Ihl dans L’Acte de vote (Presse de Sciences Po, 2008). En passant le rideau de l’isoloir, l’électeur cesse d’être un individu lambda, immergé dans son quotidien, pour devenir un citoyen, libre et autonome, doté d’une part de souveraineté.
Cet idéal imprègne en profondeur la culture républicaine. Mais dans les faits, il est impossible à tenir. Car on ne peut pas, en passant le rideau de l’isoloir, laisser au vestiaire une partie de soi-même. Tout électeur porte en lui son histoire et son humeur. Il charrie une tradition familiale, par rapport à laquelle il se positionne (pour ou contre). Il possède une expérience singulière de la société, du travail, du vivre-ensemble. Il a sa culture, son bagage. Ses préoccupations (son logement, son argent, le bulletin de notes de son enfant, le bulletin de santé de sa vieille mère…) et ses émotions du moment : inquiétudes, colères, enthousiasmes, peurs, déceptions, amertumes.
Partant de ce constat, on peut considérer que le vote est un drame qui se joue en trois temps. Les politistes Anne Muxel et Bruno Cautrès, auteurs d’une enquête sur la dynamique du vote (2), distinguent ainsi « le temps long de la décision électorale », celui où s’enracinent profondément nos croyances politiques, « le temps court de la campagne présidentielle », où nous jonglons avec une masse d’informations nouvelles, et enfin le moment de la décision finale…