Robert Darnton : « 1789 a pour terreau une haine collective du gourvernement »

L’historien américain, fin spécialiste du siècle des Lumières, livre la synthèse d’un demi-siècle de recherches. Il y analyse la montée d'une humeur révolutionnaire fondée sur un rejet du despotisme ministériel.

Robert Darnton : « 1789 a pour terreau une haine collective du gourvernement » - Sciences Humaines n°373

© FRANCESCA MANTOVANI/ÉDITIONS GALLIMARD

Rencontrer Robert Darnton, c’est plonger dans une passionnante enquête historique. Après plus d’un demi-siècle d’investigations dans les archives de l’Ancien Régime, l’enthousiasme de l'historien américain pour son sujet, l’histoire des Lumières et du livre, reste intact. Une passion communicative : « Quand j’enquête dans les archives de la Bastille, qu'est-ce que je m'amuse ! Ce qui me passionne, c’est le concret, les gestes, qui ne sont pas toujours faciles à débusquer », confie avec gourmandise le chercheur. Dans son dernier ouvrage, L’Humeur révolutionnaire. Paris 1748-1789 (Gallimard, 2024), il livre une brillante radiographie de l'émergence de ce qu’il nomme « l’humeur révolutionnaire ».

Découpée en une trentaine de courts chapitres, eux-mêmes organisés en sept périodes (de la « crise du milieu de siècle » 1748-1754 à l'éruption de la Révolution en 1789), cette somme relate la montée d’une colère contre le « despotisme ministériel », et la soif de changement. Un ouvrage ambitieux qui fait la synthèse de dizaines d’années de recherches sur l'histoire des livres, des éditeurs, des censeurs, des libraires, des écrivains et des lecteurs dans la France du 18e siècle. Ce passionné d'histoire sociale s’est également plongé dans les journaux intimes, les gazettes, les chansons et les rapports de police de l’époque.

Avant d’entamer une carrière universitaire, Robert Darnton se destinait au journalisme, comme son père, reporter tué pendant la Seconde Guerre mondiale. Il garde de ses débuts au New York Times un sens du récit et un goût pour les histoires savoureuses dont il nous régale. On croise dans ces 600 pages aussi passionnantes que rigoureuses des ministres déchus, des maîtresses conspuées, des citoyens affamés et des apprentis journalistes.

Diplômé de l’université de Harvard en 1960, et d’Oxford où il soutient en 1964 une thèse sur les prérévolutionnaires, Robert Darnton a rapidement fait de la France son terrain de recherche. Aux côtés de Roger Chartier, Daniel Roche et François Furet, il va contribuer à rénover la vision des Lumières et de la Révolution. Ses travaux, influencés par l’anthropologie, ont donné lieu à la publication de près d’une vingtaine de livres. Professeur d’histoire européenne à Princeton de 1968 à 2007, il dirige à partir de 2002, le Centre pour l’étude du livre et des médias. Puis préside la bibliothèque de l’université Harvard de 2015 à 2022. De passage en Europe pour quelques semaines, il nous a donné rendez-vous dans les locaux de son éditeur, Gallimard.

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Vous livrez dans votre dernier ouvrage une radiographie de la montée d'une humeur révolutionnaire. Comment la définiriez-vous ?

À travers ce livre, j’ai cherché à raconter comment les Parisiens ont vécu les événements qui, de la fin de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748)1 à la prise de la Bastille en 1789, ont contribué à faire naître ce sentiment qui va déboucher sur la Révolution française. La version originale parue en anglais s’appelait Revolutionary Temper, ce qui est assez intraduisible. Après maintes réflexions, j’ai opté en français pour « humeur révolutionnaire ». Ce terme désigne d'abord l’idée d’une conscience collective, au sens de la vision du monde partagée par toute une nation telle que la décrit Émile Durkheim. Mais elle renvoie aussi à la sphère des sentiments, des passions, dont les historiens ont aujourd’hui découvert l’importance. En cela, l’humeur révolutionnaire se distingue de l’opinion populaire, qui serait composée uniquement d’idées. Cette humeur est une manière de répondre à la délégitimation de la monarchie. Elle n’est pas orientée contre le roi, qui est encore estimé en 1789 mais contre les ministres et leur despotisme (une accusation au cœur de De l'esprit des lois de Montesquieu paru en 1748), une idée clé qui va traverser la période.

Ce sentiment que le gouvernement est illégitime – que nous connaissons bien aujourd’hui – fait éclater des émotions populaires qui se traduisent par des émeutes. La révolte populaire de 1750 en constitue un bon exemple. À la suite d’une série de disparitions, le bruit se répand que les enfants sont enlevés par la police pour travailler dans les fabriques de soie du Mississippi. En réalité, il y a bien des disparitions : elles sont liées à la décision du gouvernement de « nettoyer » Paris des gamins des rues qui importunent les passants. Au passage, les policiers embarquent par erreur des enfants de bourgeois et d’artisans qui attirent l'attention en criant du haut des voitures. Cet épisode ne manque pas de déclencher des émeutes. On raconte alors aussi que la police emmène les enfants pour les saigner afin de soigner un prince de sang souffrant de léprose. Cette rumeur, inspirée par le Massacre des Innocents2 parvient jusqu’à Louis XV. Pour ne pas être traité d'Hérode, le roi décide d’arrêter de traverser Paris. Il construit une route qui relie Versailles à Compiègne – le chemin de la Révolte – qui lui permet de contourner la capitale. Cette décision va contribuer à l'éloigner de ses sujets et alimenter l’idée de despotisme, au cœur de l’humeur révolutionnaire.