Comment devient-on une référence en matière d'analyse de la société de l'information ? Nous sommes au milieu des années soixante. Manuel Castells entame une thèse à l'Ecole des hautes études, consacrée aux transformations des luttes ouvrières en Espagne. Mais, souhaitant susciter l'avènement d'une nouvelle sociologie urbaine, Alain Touraine, son directeur de thèse, obtient un important contrat de recherche pour étudier les politiques spatiales des entreprises de haute technologie. Touraine veut embaucher Castells pour réaliser une thèse dans ce domaine. Refus catégorique de ce dernier : hors de question de céder à la technocratie capitaliste et de trahir la classe ouvrière ! Touraine, « obtempérant », laisse son élève barcelonnais face à l'alternative suivante : être mis à la porte et perdre sa bourse d'études ou « devenir un grand sociologue urbain ». La suite est plus connue...
Une bonne trentaine d'années plus tard, dans le prolongement d'une oeuvre de sociologie urbaine, la publication de son monumental L'Ere de l'information (plus de 1 500 pages !) est un événement intellectuel considérable. Désormais intégralement disponible dans notre langue, l'ouvrage connaît en France un succès retentissant, dont le nombre élevé d'exemplaires vendus, les sollicitations dont est l'objet l'auteur, la forte couverture médiatique et les nombreuses discussions qu'il a suscitées sont autant d'indices.
A la croisée d'une oeuvre théorique et d'une expérience personnelle, petit voyage en terre castelloise, à travers un dialogue réalisé non pas dans un lieu, mais au milieu des flux d'Internet, la colonne vertébrale de la société en réseaux...
Sciences Humaines : Vous étiez à Nanterre en 68 où vous avez pu observer le plus grand mouvement social de l'après-guerre ; vous enseignez depuis 1979 à Berkeley en Californie, l'épicentre de la société de l'information. Votre itinéraire intellectuel a dû beaucoup bénéficier de votre cheminement personnel et géographique, il semble que vous ayez su être là où il le fallait, quand il le fallait...
Manuel Castells : Il est indéniable que le contexte d'observation suggère des idées et des questions, même si les réponses viennent de la recherche. C'est pourquoi d'ailleurs j'ai voyagé dans le monde entier et travaillé dans beaucoup de pays, convaincu comme je suis qu'un système global comme le nôtre demande une perspective d'analyse globale et multiculturelle. Ceci dit, ma trajectoire personnelle est plutôt une adaptation positive à des choix forcés. Je suis arrivé en France exilé à 20 ans, fuyant la répression franquiste (j'étais dirigeant du mouvement des étudiants à Barcelone). J'ai passé quelques mois au Chili en 1968 après avoir été expulsé de France en mai 1968. Et j'ai quitté l'Ecole des hautes études à Paris où j'ai été maître-assistant de 1970 à 1979, et trouvé refuge dans une chaire à Berkeley, parce que ma promotion à une direction d'études (que j'assurais dans les faits) a été bloquée. Je suis arrivé en Californie en pleine effervescence de la révolution technologique informationnelle, dont j'ai fait mon sujet privilégié de recherche.
Ce contexte californien vous a-t-il directement poussé à entreprendre votre projet, à passer de l'analyse de la ville informationnelle à une analyse globale de la société de l'information ?
Certainement, quoique je n'aie pas abandonné la sociologie urbaine, que je pratique toujours. En fait, dans les années 80, j'ai écrit deux livres sur des thèmes urbains, considérés importants par la critique : The City and the Grassroots, qui a reçu le prix Wright Mills 1983 du meilleur livre de sciences sociales aux Etats-Unis, et The informational City, en 1989. Ils n'ont pas été publiés en français, en dépit du fait que The City and the Grassroots est en fait ma thèse d'Etat à la Sorbonne, et que je l'ai rédigée en français... Ceci dit, en 1983, après avoir fini cette thèse, j'ai concentré mon effort dans l'étude de la transformation multidimensionnelle autour de la révolution technologique de l'information, qui m'est apparue d'emblée comme le phénomène majeur de notre époque, même si j'ai pris en considération, constamment, les mouvements sociaux et les processus politiques s'opposant à cette transformation ou cherchant à la guider.