L'Europe est-elle devenue une forteresse ?

Plusieurs livres récents dénoncent des manquements aux règles de l’asile. L’Union européenne aurait-elle durci ses frontières au point de renoncer à ses obligations humanitaires ?

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Le 10 avril 2024, les députés européens ont adopté un texte chèrement acquis auprès des États membres de l’Union européenne (UE) quatre mois auparavant, et fruit de près de dix ans de discussions : le Pacte migration et asile. Ce document dessine les contours d’une réforme des règles communes d’admission en Europe des exilés candidats à la migration. Trois objectifs étaient affirmés : le filtrage précoce des arrivants, l’accélération des procédures d’asile, et la solidarité des États membres quant à l’accueil des personnes admissibles. Plus concrètement, cela signifie qu’un premier examen des cas individuels devra être opéré à la frontière, que les décisions d’admission ou de refus ne prendront pas plus de dix semaines et que les États devront soit prendre leur part d’exilés, soit augmenter leur contribution aux dépenses liées à l’application de cette politique commune.

Saluée comme une victoire par les parlementaires de Strasbourg, cette réforme ambitionne d’instaurer un contrôle à la fois plus efficace et plus humain des entrées aux frontières de l’Union. Elle se veut aussi une solution aux désordres des pratiques d’accueil, et aux inégalités entre les pays les plus exposés aux pressions migratoires. Telles sont du moins les intentions affichées, cette dernière mesure faisant déjà l’objet de différends : le gouvernement polonais a, pour sa part, annoncé qu’il n’accueillerait aucun migrant et ne financerait rien.

Comme bien souvent sur ce sujet sensible, des réactions contraires ne se sont pas fait attendre. En France, un représentant du Rassemblement national a prophétisé une « submersion migratoire », tandis qu’une députée de la France insoumise dénonçait une réforme « inhumaine et nauséeuse ». Au-delà de ces déclarations politiques, des experts et 160 organisations impliquées dans la défense des droits humains et le soutien aux migrants ont critiqué ce pacte, au motif qu’il ne ferait que durcir les pratiques actuelles de refoulement, et autoriserait la déportation des clandestins vers des destinations qu’ils ne souhaitent pas, parfois très lointaines, comme cela vient d’être voté en Grande-Bretagne, avec l’adoption du « Safety of Rwanda Bill » qui prévoit l’expulsion vers le Rwanda des demandeurs d’asile arrivés illégalement sur le sol britannique.

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Naufrages et barbelés

L’Europe se serait-elle, au fil du temps, transformée en une citadelle de plus en plus cadenassée, faisant fi de ses obligations humanitaires et insensible au sort des centaines de milliers de clandestins qui, chaque année, entament des périples meurtriers et se pressent à ses portes ? Si on en croit le fil des évènements, il semble bien que oui. Les observations rapportées par le journaliste Émilien Bernard dans un livre-enquête sur les points d’entrée les plus sensibles de l’UE 1 témoignent des drames et des pratiques brutales qui émaillent aujourd’hui ces frontières et du glacis qui les entoure.

Personne n’ignore plus les drames en Méditerranée : environ 28 000 personnes y ont perdu la vie depuis dix ans en tentant de traverser clandestinement depuis les côtes de l’Afrique du Nord ou de la Turquie. En 2013 et 2015, des naufrages spectaculaires devant Catane en Sicile et l’île de Lampedusa avaient ému l’opinion et envoyé la marine italienne patrouiller hors de ses eaux, qui recueillit ainsi 100 000 migrants subsahariens, libyens, syriens et autres. Mais aujourd’hui, les secours en haute mer ne sont plus assurés que par des associations humanitaires, qui éprouvent de grandes difficultés à débarquer leurs rescapés en raison de l’opposition des autorités italiennes, grecques ou maltaises.

Entretemps, les autorités italiennes ont négocié des accords financiers avec la Libye et la Tunisie, dont les gardes-côtes s’emploient à refouler, brutalement s’il le faut, les embarcations de fortune des migrants vers des pays où leur sort n’est pas protégé. L’exportation des problèmes n’est pas tout à fait nouvelle. Les enclaves espagnoles grillagées de Ceuta et Melilla sont, depuis des années, protégées par la police marocaine qui, à l’occasion, tire sur les clandestins : onze morts en 2005, et jusqu’à trente victimes à Melilla en 2022. Enfin, au niveau européen, des accords ont convaincu la Turquie de créer des camps où sont retenus, depuis la guerre en Syrie, des milliers de réfugiés candidats à la migration. Des accords similaires ont été signés avec l’Albanie. À bas bruit, les frontières sud de l’UE se sont, après l’afflux massif de 2015, dotées de dispositifs de refoulement dont l’effet dissuasif n’empêche pas les tentatives. Malgré la collaboration des gardes-côtes marocains, entre 2018 et 2022, on estime à plus de 11 000 le nombre de migrants qui se sont noyés entre le Sahara occidental et les îles Canaries.