Las du grand récit de l’hégémonie européenne ressassé par les générations qui l’ont précédé, Romain Bertrand préconise une histoire symétrique, « à parts égales », qui mette en confrontation les versions autochtones et celles des Européens. Les sources du présent ouvrage, aboutissement d’une décennie de recherches et d’écriture, ont été puisées dans les bibliothèques de Jakarta, de La Haye, de Londres, de Lisbonne…, et mobilisent un appareil de notes conséquent de plus de 200 pages. C’est dire si l’ouvrage est copieux. Et pourtant, il se lit tel un roman. On y croise une multitude de destins, « un capitaine hollandais empoisonné à la datura (…), un esclave coréen sauvé de la noyade par deux tableaux pieux fabriqués par des convertis japonais, (…) trois émissaires du sultan d’Aceh voyageant à travers le Brabant… »
Le pari semble insensé, car articulé autour de la description du contexte d’un événement microspécialisé : la rencontre, vers 1600, des marins de la première expédition maritime néerlandaise avec les habitants des « Indes » javanaises. Vue d’Europe, la vulgate a été imposée par des chroniques qui présentent ses émissaires comme reçus avec grande déférence dans les ports d’Asie. Mais la lecture des littératures javanaises et malaises de l’époque réserve une surprise : cette rencontre n’y a laissé aucune trace. Les Javanais ont jugé dénuée d’intérêt la présence d’Européens dans leurs eaux, au point de la considérer comme un non-événement !
L’explication tient à deux raisons. La première est que la flottille néerlandaise est passée inaperçue en accostant à Banten, à l’extrémité ouest de Java, le 22 juin 1596. D’abord, parce que les élites javanaises sont impliquées dans des querelles politiques intenses, sur lesquelles se focalisent les grandes chroniques de cours. Ensuite, parce que ce port voit défiler, depuis des décennies, une multitude cosmopolite jaillie des jonques chinoises, des galères malaises, des caraques indiennes, des flûtes arabes, plus récemment des galions portugais – vermoulus, les quatre bateaux néerlandais ont dû y faire piètre impression… Java est une des plaques tournantes d’un immense réseau commercial tissé de la Constantinople ottomane à Canton et au-delà. Les marchands y négocient toutes sortes de biens, selon des modalités d’échange encadrées par les pouvoirs locaux.