L'histoire paradoxale de la notation musicale

Quand la première notation musicale se développe entre les viiie et xiie siècles, elle n’a pas pour fonction d’être un support de la mémoire, car la musique se transmet alors de manière orale. Pour le musicologue Olivier Cullin, la partition était avant tout un objet sacré, venant rappeler au moyen de l’écriture l’autorité divine.

Dans l’histoire de l’écriture, l’idée d’écrire la musique, de la « noter » est un fait relativement tardif. Cette technique apparaît dès la fin du viiie siècle, avec le formidable renouveau intellectuel promu par les Carolingiens, et marque le début d’une histoire singulière dont nous allons retracer, ici, le parcours. En effet, la notation musicale définit dans l’histoire générale des cultures un ensemble qui distingue la culture occidentale de toutes les autres. Si quelques éléments ponctuels d’une graphie musicale existent ici ou là à travers le monde, seul l’Occident a développé un système complexe visant à traduire analogiquement les sons en signes. Le Moyen Âge en a dessiné les contours, dans des paradoxes que nous tenterons de circonscrire : en effet, la première « notation » ne servait pas à lire la musique, comme le ferait un musicien aujourd’hui… Mais alors, à quoi pouvait-elle bien servir ?
Une brève mise au point s’impose. Toute interprétation musicale est éphémère. L’interprétation ne peut être figée et répétée à l’identique, sauf par le truchement des techniques d’enregistrement. Cependant, dans la tradition musicale savante de l’Occident, un intermédiaire écrit existe : c’est la partition, faisant le lien entre la pensée d’un compositeur qui couche son invention en notes, signes et indications, et un interprète qui restitue après les avoir décodés ces mêmes signes en sons. Sans la connaissance préalable de ce code solfégique communément admis et appris dans notre culture savante, point de musique même si, dans l’exécution, le musicien « oublie » la partition pour n’être plus que dans le geste vocal ou instrumental. L’histoire de la notation musicale consacre donc la prédominance de la relation graphique – visuelle – sur la relation orale, alors que seule cette dernière est utile pour « faire de la musique ». Paradoxalement, si le Moyen Âge a progressivement conceptualisé les outils qui ont permis d’arriver à cet état, celui-ci ne se situe pas dans une définition moderne de la notation.

La musique naturelle

Nous aborderons ici un point méconnu : à savoir que le manuscrit musical constitue, au Moyen Âge, un a posteriori de la pratique qu’il renferme précieusement. Aucun manuscrit n’a été noté d’abord, pour être ensuite lu et interprété. La relation est différente : elle tient en partie à l’économie du parchemin, sa rareté et son coût, mais aussi au fait que la société médiévale, dans son ensemble, demeure une société de tradition orale. Si donc la notation n’est pas la condition de l’apprentissage et de la pratique d’un répertoire, si elle n’est pas antérieure au fait musical lui-même, si ce qu’elle est censée signifier est déjà connu par le musicien, pourquoi noter ?
Au Moyen Âge, la musique, sacrée ou profane, est pratiquée en contexte rituel. La succession des offices du rituel liturgique dans la journée rythme le temps et structure la cohérence du tissu social. Le rituel courtois au sein de la cour consacre quant à lui l’organisation féodale de la société (la dame comme suzerain de l’amant, son vassal) et promeut les codes chevaleresques. Détaillons le cas de la musique sacrée, l’apprentissage oral et par cœur – viva voce – maintient la qualité de la transmission orale et assure la pérennité et la tradition des répertoires : la pratique quotidienne du chant au chœur et l’exercice hebdomadaire de la mémorisation des textes (recordatio) au chapitre du monastère en sont les garants.
Dans un contexte de tradition orale, tout apprentissage de la musique commence par savoir lire le texte sacré et le prononcer sans fautes. Lire, articuler, ponctuer correctement forment le préalable indispensable qu’une élaboration musicale plus complexe pourra magnifier. La première des musiques – la musique « naturelle » – est celle du texte, de sa structure et de ses accents et cela établit une constante du savoir musical, sans cesse rappelée tout au long du Moyen Âge. À la lecture (lectio), s’ajoute le chant des psaumes et des hymnes (modulatio davitica). Il revient alors au chantre (cantor) d’enseigner aux élèves la façon de poser la voix sans les faire entrer dans les contours complexes de la théorie musicale. De nombreux témoignages relatent, par exemple, comment le maître indique plusieurs fois la mélodie que les enfants se répètent ensuite. De même, dans le domaine de la lyrique courtoise, un troubadour compose de mémoire le poème et la mélodie de sa chanson en jouant des artifices subtils d’une rhétorique conçue comme un cadre préalable suffisant – celui de l’invention, de la disposition des idées, des syllabes et des sons joints et de leur élocution (1). Mais là encore, les témoignages notés sont largement postérieurs aux faits musicaux eux-mêmes.

(1) Voir sur ce point O. Cullin et C. Chaillou, « La mémoire et la musique », , vol. XLIX, 2006.(2) Voir R. McKitterick, , Cambridge University Press, 1994, et J.‑P. Rioux et J.‑F. Sirinelli (dir.), , t. I, M. Sot, J.‑P. Boudet et A. Guerreau-Jalabert, , Seuil, 1997.(3) Il faut souligner ici qu’à cette époque, Jésus-Christ est toujours représenté avec le Livre dans sa main gauche.(4) Voir G. Klaniczay et I. Kristof, « Écritures saintes et pactes diaboliques. Les usages religieux de l’écrit (Moyen Âge et Temps modernes) », , vol. LVI, n° 4-5, 2001.(5) D. Leclercq, , Cerf, 1991.