Au XIXe siècle, lorsqu’on parle de psychologie expérimentale, ce mot peut avoir des sens différents selon qu’on est en France ou en Allemagne. Pour Wilhelm Wundt (1832-1920), qui ouvre en 1879 le premier laboratoire de psychologie à Leipzig, expérimenter implique de se situer dans un laboratoire et d’utiliser des instruments, pour mesurer par exemple des temps de réaction sur des sujets qui sont généralement des étudiants de psychologie. Lorsque Théodule Ribot (1839-1916), considéré traditionnellement comme le fondateur d’une psychologie scientifique française, est élu à une chaire de psychologie expérimentale et comparée au Collège de France en 1888, il constate dans sa Leçon inaugurale que l’hypnose est un moyen d’expérimentation « à peu près unique » dans son pays. Le laboratoire de psychologie physiologique fondé en 1889 à la Sorbonne, dans le cadre de l’École des hautes études, pour concurrencer l’Allemagne, restera de ce fait sous-employé jusqu’au début du XXe siècle. Il n’est pas sûr que, dans le contexte international fin-de-siècle, ce soit la psychologie de laboratoire germanique qui ait le vent en poupe, comme en témoigne un pamphlet défensif de Wundt, Hypnotisme et suggestion. Étude critique, traduit en 1893, qui s’en prend à la psychologie physiologique à la française et amalgame plus ou moins hypnotisme et occultisme. L’hypnotisme et la suggestion expérimentale ne sont donc pas alors des pratiques marginales. Corrélativement les sujets expérimentaux en ce domaine sont la plupart du temps des patient(e)s d’hôpitaux, à de notables exceptions près.
L’avènement de « la Grande hystérie »
Médecin des maladies nerveuses, Jean-Martin Charcot (1825-1893) convertit son service de la Salpêtrière en musée pathologique vivant. Il développe une pratique de présentation publique de malades très « médiatisée », notamment dans la presse et par la photographie. Il croit découvrir en 1870, sur le modèle des nosologies neurologiques qu’il a déjà décrites, une nouvelle maladie, la Grande hystérie ou hystéro-épilepsie. Vers 1875, il y associe une nouvelle symptomatologie, le grand hypnotisme, un état nerveux caractérisé, selon lui, par trois tableaux spécifiques déclenchés par des stimuli eux-mêmes spécifiques : la léthargie, un sommeil profond où le sujet a les yeux fermés et présente une hyperexcitabilité neuromusculaire ; la catalepsie où il est anesthésique, a les yeux ouverts et fixes, et conserve indéfiniment les attitudes « plastiques » qu’on lui imprime ; et le somnambulisme, un état plus complexe qui embarrasse Charcot, de son propre aveu.
Les expériences hypnotiques de la Salpêtrière, préparées souvent par des internes et commentées par le maître, visent à faire la démonstration de la validité de la découverte du grand hypnotisme, en montrant les trois états et en démontrant que ceux-ci sont bien autonomes puisqu’on peut déclencher par exemple chez une hystérique un état hémi-léthargique du côté droit et un état hémi-cataleptique du côté gauche, ce qui donne lieu à des photographies particulièrement saisissantes ou étranges. On peut encore transférer l’un de ces états d’un côté à l’autre du corps, grâce à un aimant, phénomène que Charcot appelle le transfert et qui n’a rien à voir avec le sens que prendra ce mot dans la psychanalyse. L’hypnose par ailleurs, parce qu’elle est un signe d’hystérie, donne la possibilité de reproduire à volonté les symptômes de cette maladie pour mieux les caractériser. Elle constitue donc un protocole expérimental pour créer une névrose artificielle. Le sujet montré à l’hôpital est assimilé à un automate incapable de comprendre les commentaires qui sont faits à son propos et à une sorte d’animal réflexe. Souvent Charcot débute et ponctue ses leçons par des commentaires sur ce qui va se passer au cours de l’expérience, ce que ne manquent pas de remarquer certains assistants perspicaces, comme le psychologue belge Joseph Delbœuf (1831-1896) ou le futur psychologue de l’enfant Alfred Binet (1857-1911), qui travaille alors en chercheur indépendant à la Salpêtrière.