L'invisible dans l'image

Quoi de plus proche du réel qu'une photographie ? Pourtant, comme toute image, sa lecture fait appel à des systèmes de signes et à des règles de bonne interprétation. Composition, citations, attentes de sens : il n'est pas de bonne photographie qui ne fasse appel à du déjà-vu.

Peut-on « lire » une image comme on lit un texte ? L'analyse sémiologique des messages visuels, inaugurée en France par Roland Barthes en 1964, a d'abord centré son attention sur la recherche des codes utiles à la composition et à la lecture de l'image : code «iconique» (figures et motifs qui renvoient à des objets), code «plastique» (couleur, forme, matière, cadrage), et code «linguistique» aussi, car il est fréquent que l'image contienne du texte.

En traitant les images comme des combinaisons de ces différentes sortes de signes, on en tire des significations qui, tout comme pour un texte, relèvent de la dénotation- ou de la connotation-. La sémiotique visuelle a cependant, depuis quelques années, ajouté une autre dimension à cette approche du contenu. De même qu'une lettre est lue et comprise différemment selon qu'elle a été envoyée par la poste ou publiée dans un journal, une image est en effet perçue et lue en fonction de la manière dont elle est produite, diffusée et reçue. Elle tire une partie de son sens de son contexte, de ce qui l'entoure : l'image d'une automobile accidentée n'a pas la même signification si elle apparaît sur un ex-voto italien, au cinéma ou dans les pages intérieures d'un quotidien local. Autrement dit, le repérage d'unités de significations et de leur agencement ne suffit donc pas - pas plus que pour l'analyse d'un message verbal - à nous éclairer sur le sens global du message contenu dans une image. Prendre aussi en compte le contexte, c'est faire ce que l'on appelle l'analyse sémio-pragmatique d'une image.

Une des démarches essentielles de ce type d'analyse consiste à se demander non seulement ce qu'une image montre, mais aussi ce qu'elle ne montre pas. Ces champs absents appartiennent à ce que l'on nomme l'axe paradigmatique du message, qu'on oppose à l'axe syntagmatique (ce qui est manifeste, perceptible). D'ordre plus ou moins conscient, ces champs absents sont très actifs dans le processus d'interprétation des messages visuels. Toute image contient ainsi des éléments absents que les éléments présents désignent. Exemple simple (trop simple, sans doute) : pour illustrer une hypothétique crise au sein de l'ONU, le mieux que je puisse faire est de passer une image de siège vide... Autrement dit, ce que l'on ne voit pas participe activement de la compréhension de ce que l'on voit. La photographie, art pourtant réputé « réaliste » et « naturel », n'échappe pas à cette règle. Nous allons montrer, sur quelques exemples de photographies de presse, comment l'interprétation, loin de se limiter à la perception du contenu manifeste de la photo, se nourrit de sa confrontation avec nos attentes et nos savoirs antérieurs.

Absence et normalité

Rien de plus simple en effet que de regarder et de comprendre une photographie. Les photos de presse en particulier sont en principe faites pour être interprétées et comprises au premier coup d'oeil. Cependant, bien des photos peuvent ne pas satisfaire le regard : on les qualifie alors de ratées. Le ratage est souvent considéré comme une spécialité du photographe amateur, mais c'est aussi une réalité quotidienne du professionnel. Quoi qu'il en soit, il est intéressant de se demander quelles sont les règles du ratage.

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Le critère le plus radical de ratage est évidemment celui de l'invisibilité. Lorsque le laboratoire nous retourne une pellicule voilée ou non exposée, nous ne doutons pas qu'il y ait ratage. Cette expérience est très décevante : en même temps que l'image, il nous semble avoir définitivement perdu la scène, voire l'instant que nous pensions pouvoir conserver. Plus qu'une image, la photographie, celle que nous prenons comme celle que nous contemplons, est une trace du réel que nous chargeons de toutes sortes de fonctions 1 : attestation du fait accompli ou vécu, support du souvenir, substitut de l'objet manquant ou d'une expérience jamais faite, révélateur d'une vérité attendue ou cachée, objet de culte, fétiche protecteur... 2. Bien que l'action de photographier ait été accomplie, lorsqu'il n'y a rien sur la pellicule, aucune de ces fonctions ne peut être assurée et leur perte est alors ressentie comme une frustration.