L'orientalisme entre science et avatars historiques

Comment s'est forgée l'image de l'Orient dans les sciences humaines ? L'orientalisme est-il un savoir positif, un idéal de pluridisciplinarité ou une expression de la domination occidentale ?

En ce mois de mai 1798, L'Orient, le vaisseau amiral de Bonaparte, à la tête d'une armada de 350 navires et de 40 000 soldats, cingle vers les côtes égyptiennes. A son bord, une équipe de 167 savants de haut vol : ingénieurs, archéologues, traducteurs, botanistes, etc. Ces premiers orientalistes ont rien moins que le projet de faire de l'Egypte un département de la science française. L'Institut d'Egypte est fondé au Caire dès 1798. Bonaparte a aussi l'idée d'utiliser les savants pour se ménager des contacts avec les « indigènes » : traduire ses discours en arabe littéraire, administrer l'Egypte par leur intermédiaire.

Cette expédition, dont l'intention initiale était de vaincre l'Empire ottoman allié de l'Angleterre et d'isoler l'Inde anglaise, est un échec stratégique et politique cuisant. Elle demeure un succès idéologique (grâce à la propagande de Bonaparte) et surtout scientifique. L'expédition d'Egypte marque la naissance de l'égyptologie, et dans une certaine mesure, de l'islamologie et de l'orientalisme arabo-musulman. 300 collaborateurs auront travaillé pendant vingt-cinq ans (1803-1828) à la monumentale Description de l'Egypte, qui reste sans doute le plus important ouvrage jamais consacré à aucun peuple.

Le terme d'orientalisme désigne aussi bien l'orientalisme scientifique (la science des choses de l'Orient), né au début du xixe siècle, que le goût pour l'Orient à la mode dès cette époque et qui va se poursuivre pendant tout le siècle. « Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste », dira Victor Hugo en 1829.

L'orientalisme scientifique est circonscrit à une étroite communauté de spécialistes et à quelques amateurs avertis de l'Orient. Par contre, la mode orientale, popularisée notamment par des artistes et des intellectuels, a été partagée par une part importante de la population. A travers gravures et peintures (on parle par exemple de l'orientalisme de Delacroix), à travers récit de voyages, descriptions exotiques ou fictions, l'Orient se donne alors à voir comme spectacle ou « tableau vivant ». Il se visite aussi comme un « lieu de pèlerinage ». Le « voyage en Orient » ou le roman d'inspiration orientale devient la grande affaire des écrivains, presque un parcours obligé 1. Les voyageurs européens (surtout français) au Proche-Orient (Egypte, Palestine, Syrie), sont nombreux dans la première moitié du xixe siècle, tandis que les autres pays de l'Islam sont beaucoup moins accessibles (exploration secrète, voyageurs déguisés à La Mecque, à Médine).

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Pendant longtemps, l'Orient aura été une idée qui dépasse largement ce qu'on en connaît empiriquement, un lieu de l'imaginaire européen ou s'alimente une nostalgie romantique des origines, un espace merveilleux synonyme d'exotique et de mystère, le réceptacle de lieux communs : la sensualité orientale, le despotisme oriental, la paresse et le mysticisme des Orientaux, etc.

L'orientalisme scientifique s'est progressivement érigé en savoir positif unifié au cours du xixe siècle. S'il a, en partie, alimenté cette mode pour l'Orient à travers l'écho de ses découvertes, des travaux de vulgarisations et des traductions de textes orientaux, il s'en distingue radicalement par ses méthodes, ses objectifs, ses supports.

Orientalistes avant l'heure, les missionnaires jésuites, portugais ou français, s'établissent en Chine, en Inde et au Japon dès le xvie siècle. A l'image par exemple de Roberto Nobili en Inde (1577-1656), ils font, dans le cadre de leurs sacerdoces, un effort remarquable de compréhension d'une autre culture : apprentissage des langues, initiation aux croyances et aux rituels, traduction des textes, finesse d'observation. Leur but est d'adapter le message chrétien aux conditions culturelles locales, de donner une nouvelle forme d'universalité au christianisme. Paradoxalement, ils développent moins de préjugés que beaucoup de chercheurs qui leur succéderont. Jusqu'au milieu du xviiie siècle, les autres précurseurs de l'orientalisme sont des hommes de bibliothèques : érudits bibliques, savants spécialistes des langues sémitiques ou de l'islam.

L'orientaliste et ses disciplines

Outre les administrateurs anglais dans l'Inde de 1780, la figure de l'orientaliste européen apparaît véritablement à partir du milieu du xixe siècle. C'est souvent un homme seul, isolé en tout cas, un érudit largement autodidacte. L'orientaliste est un homme de la modernité européenne qui fait l'apologie des traditions non occidentales. Parfois, il s'identifie à la civilisation qu'il étudie et désire appréhender la religion de l'intérieur. Certains manifestent une authentique ouverture à l'autre mais la connaissance livresque des traditions cache mal une absence de sympathie, et le plus souvent un mépris pour la réalité orientale contemporaine. Les orientalistes s'intéressent alors quasi exclusivement à la période classique de la langue et de la société qu'ils étudient. Le contact humain avec les Orientaux est jugé déconcertant. L'autorité du texte est infiniment plus rassurante pour ces chercheurs qui sont peu nombreux à faire le voyage en Orient. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert note avec une ironie cruelle : « Orientaliste : homme qui a beaucoup voyagé ».

L'orientalisme a beau convoquer tout un ensemble de savoirs, il a été le fait d'une petite minorité de savants atypiques, d'une élite intellectuelle. L'histoire de l'orientalisme est aussi celle d'une émulation parmi les savants européens : allemands, français, anglais, hollandais.

Les pays dits de l'Orient (l'Asie et le nord de l'Afrique) ont la particularité commune d'être les héritiers de civilisations anciennes et d'avoir conservé des écritures non latines : l'orientalisme est donc parti du principe que leur étude nécessitait une méthode particulière. A la différence du goût pour la Grèce antique, attisé par la découverte de sa statuaire et de son architecture pendant la Renaissance, c'est par l'intermédiaire de livres et de manuscrits que les savants découvrent l'Orient.

L'Asie moyenne ne s'ouvre à l'orientalisme qu'à la fin du xviiie siècle, quand les richesses des textes sacrés sont en mesure d'être dévoilées, notamment par Anquetil Duperron (traduction de l'Avesta, du Zend Avesta, des Upanishad) ou par William Jones (langue sanskrite). L'orientaliste est à l'affût des témoignages écrits subsistants sur le passé de ces civilisations. L'Orient étudié est un univers textuel. L'orientalisme devient une discipline systématique d'accumulation, un travail d'érudition et d'addition positive. Ce que Louis Massignon appelait « l'exégèse analytique et statique de l'orientalisme » ressemble parfois à un entassement sans vie. L'orientaliste présente l'Orient à travers une séries de fragments, de traductions expliquées et annotées, comme par exemple les extraits anthologiques de Sylvestre de Sacy, transmis à des générations d'étudiants.