Quel point commun y a-t-il entre un hamburger, Jésus-Christ et une petite grenouille ? Outre le fait qu'ils se mangent tous les trois 1, ils possèdent une autre particularité commune, qu'ils partagent d'ailleurs avec les ours en peluche, la schizophrénie, la tour Eiffel, le chiffre sept, le Père Noël ou l'existentialisme. Tout ces mots évoquent quelque chose en nous : une image, un souvenir, un fantasme, une idée plus ou moins vague... Bref, tous existent à l'état de représentation mentale.
En psychologie, la représentation est définie généralement comme un ensemble de connaissances ou de croyances, encodées en mémoire et que l'on peut extraire et manipuler mentalement. Ainsi la représentation mentale de votre cousin Maxime renvoie-t-elle à un ensemble d'informations, d'images, de sentiments associés à sa personne. Et cette représentation permet de l'identifier, de le décrire, de l'apprécier, et de se comporter à son égard de telle ou telle façon (faut-il l'inviter ou non à votre mariage ?).
Ces représentations ne sont pas seulement de petites étiquettes mentales qui nous servent à décrypter notre environnement. On les utilise aussi pour communiquer avec autrui, pour rêver, imaginer, planifier et orienter nos conduites. Les représentations structurent notre paysage mental et à ce titre, elles sont devenues l'un des thèmes d'étude privilégiés des sciences humaines. De la psychologie à l'anthropologie, de l'histoire à la sémiologie, la plupart des sciences humaines se sont penchées sur le sujet. Si ces études sont loin de constituer un champ de recherche unifié, il n'est pas impossible d'y repérer quelques tendances convergentes et mécanismes communs dans leur organisation et leur fonctionnement.
Qu'est-ce qu'une grenouille ?
Prenons un exemple de représentation mentale parmi d'autres : la grenouille.
Pour un psychologue cognitif, l'image courante que l'on se fait de la grenouille se résume à un schéma assez simple : c'est un petit animal à quatre pattes, qui fait des bonds, coasse, et vit auprès des mares. Mais comment s'y prend-on pour résoudre mentalement un problème du type : « La grenouille a-t-elle des lèvres ? » La question peut paraître sans grand intérêt, mais ce type de problème est au coeur d'un des débats les plus importants en psychologie cognitive : pense-t-on avec des images ou par concepts ? (voir l'encadré, p. 26)
Pour un spécialiste de psychologie sociale, la grenouille sera également un intéressant objet de réflexion. Car l'image de la grenouille varie d'une société à l'autre. En témoigne le fait que les Français jugent bon de la cuisiner, ce qui choque beaucoup leurs voisins 2. Cela nous rappelle que les grenouilles, comme bien d'autres choses, sont aussi le produit d'une société qui leur donne sens. Les représentations mentales sont aussi des faits de société : l'historien peut facilement nous en convaincre. L'helléniste Pierre Lévèque a d'ailleurs rédigé un joli petit livre sur Les Grenouilles dans l'Antiquité 3. Il nous montre que pour les Grecs ou les Egyptiens, la petite bête était associée à plusieurs divinités, et que ses représentations trouvaient leur place dans des sanctuaires. Ainsi chez les Grecs, la déesse-mère Artémis était liée à la grenouille, tout comme, en Egypte, le déesse des naissances Héqet ; en Inde, la grenouille figurait dans des rituels de guérison...
Il existe donc une symbolique de la grenouille. A ce titre, d'ailleurs, une « psychanalyse de la grenouille » n'est pas impossible. Plusieurs éléments nous y engagent. La grenouille n'a-t-elle pas souvent été associée au sexe féminin ? L'ethnopsychiatre Georges Devereux (1908-1985) a même écrit tout un livre sur ces figures de femmes ou de déesses dites Baubo 4, placées dans une position obscène dite « de la grenouille », les cuisses largement écartées pour montrer leur sexe 5...
Cette petite exploration de l'imaginaire de la grenouille nous montre déjà les multiples facettes de ce que l'on nomme « représentations ». Les grenouilles (ou tout autre objet) peuvent être traitées tour à tour comme des schémas cognitifs (images, concepts), des représentations sociales (différentes selon les milieux et les époques), comme des « forêts de symboles » véhiculant un imaginaire fantasmatique et suscitant des évocations multiples.
Il en va des grenouilles comme des canards, des serpents, des dragons, des parapluies, des maisons, des îles désertes, du cousin Maxime, des pompiers, des hommes politiques, du bonheur, des stars et des dieux : l'univers des représentations forme un vaste ensemble d'objets mentaux qui peuplent nos esprits.
De cet ensemble foisonnant, les sciences humaines sont cependant parvenues à dégager quelques logiques et mécanismes communs. Résumons-les autour de quelques idées-forces :
1) les représentations mentales sont organisées ;
2) elles sont stables ;
3) elles sont utiles ;
4) elles sont vivantes.
L'organisation des idées
Les représentations mentales sont structurées selon des lois qui leur sont propres. Une des premières quêtes des chercheurs en sciences cognitives, dans les années 60, fut de savoir sous quelles formes le cerveau humain « encodait » les représentations mentales. Une première hypothèse fut de considérer notre lexique mental sur le modèle d'un dictionnaire, où chaque représentation est définie par une liste de propriétés. Par exemple :
1) « Les grenouilles ont quatre pattes » ;
2) « Ce sont des batraciens » ;
3) « Elles pondent des oeufs qui se transforment en têtards » ;
4) « Les têtards se transforment en grenouilles », etc.
Chacune de ces propositions peut se décomposer en propositions plus simples et élémentaires.
En combinant les propositions entre elles par des règles d'inférence, on peut aboutir à des déductions du type : si Monica est une grenouille, alors Monica vit près d'un étang, elle pond des oeufs qui se transformeront en têtards, etc. Cette vision des représentations mentales sous forme propositionnelle a connu de nombreux développements (propriétés, prédicats, réseaux sémantiques). Le but était de formaliser les connaissances humaines sous forme d'arbres et de graphes, ou réseaux sémantiques, et de les transposer en programme informatique.
Mais l'espoir de retranscrire toutes les représentations mentales sous forme d'un langage symbolique a été déçu. En effet, si notre cerveau fonctionnait selon les règles strictes de la logique des propositions, il serait immédiatement pris en défaut face à des situations atypiques. Une grenouille à trois pattes, par exemple, viole une des propositions de base du lexique mental, qui veut que « les grenouilles sont de petits animaux à quatre pattes ». En toute logique, notre pauvre grenouille handicapée doit être exclue de la catégorie des grenouilles. De même, nous serions incapables d'identifier la petite Rheobratacus silus. Cette petite grenouille australienne a tous les caractères de ses espèces cousines, à part le fait d'incuber ses oeufs dans son estomac avant de les recracher sous forme de petites grenouilles complètement formées ! Ici encore, une règle habituelle de reconnaissance des grenouilles (elles libèrent des oeufs qui se transforment en têtards) suffirait à l'exclure de la catégorie pour un esprit régi par des règles formelles 6.
Or, il est évident que nous ne procédons pas ainsi pour nous représenter le monde. Face à ces cas limites (une grenouille à trois pattes ou qui crache ses petits), nous savons tout de suite identifier l'animal comme membre de la catégorie 7. Pourquoi ? Parce que nous identifions un objet, un animal, ou tout autre chose, par ressemblance avec un prototype de référence et non en établissant une liste plus ou moins longue de ses propriétés. Ainsi, un bâtiment est reconnu comme une maison (et non un château, une église ou une HLM) parce qu'il possède un « air de famille » avec le modèle courant de référence. Cette théorie dite des « prototypes » a été élaborée dans les années 70 par la psychologue américaine Eleanor H. Rosch 8. Elle a apporté un nouveau regard sur les représentations mentales. Une représentation (d'un objet, d'un être vivant, etc.) n'est pas constituée d'une minibase de données exhaustive sur le sujet. Elle se présente comme le prototype le plus courant de sa catégorie.