Chicago, mars 2007. Les plus grands spécialistes des chimpanzés sont réunis en congrès international. Soudain, un cri de chimpanzé s’élève depuis la tribune : une dame aux cheveux blancs vient de saluer l’auditoire à sa façon. En réponse, des cris semblables se propagent dans toute l’assemblée, créant une grande émotion devant celle qui a bouleversé les connaissances en primatologie quarante-sept ans plus tôt, une certaine Jane Goodall.
Outre sa célèbre découverte de l’usage d’outils chez les chimpanzés, Jane Goodall fut la première à décrire la diversité de leur répertoire de communication vocal et gestuel en milieu naturel. Depuis, l’étude des systèmes de communication de nos chers cousins, les primates non-humains, a connu un regain d’intérêt sans précédent, notamment avec l’essor des recherches sur les origines du langage.
Casser le « bloc langage »
Au début de cette grande quête, les débats scientifiques se focalisaient exclusivement sur l’origine des traits propres à la parole, tels que la modification anatomique de l’appareil vocal, les capacités articulatoires, l’innervation de la langue, le contrôle cérébral pour la production de sons. Or, la plupart de ces traits étant apparus avec l’émergence d’Homo sapiens il y a 300 000 ans environ, l’origine du langage était toute trouvée : réduit à sa faculté verbale, il aurait ainsi émergé d’un bloc lors de l’apparition de notre espèce. Cette tournure des débats a ainsi exclu longtemps le point de vue des primatologues sur cette question, si ce n’est pour confirmer que les singes n’avaient effectivement pas la parole… Depuis, de récentes études sur les vocalisations des babouins, menées par les équipes de Louis-Jean Boë de l’université de Grenoble et de Joël Fagot dans notre laboratoire CNRS de l’université Aix-Marseille, ont battu en brèche l’idée selon laquelle les singes ne pouvaient pas parler à cause des contraintes anatomiques de leur appareil vocal. Il s’est avéré que ces contraintes ne sont pas suffisantes pour empêcher les babouins de produire des vocalisations comparables aux voyelles humaines… L’impossibilité de parler était donc à chercher dans l’organisation de leur système cognitif et cérébral.
Et si on regardait le langage autrement que par sa seule manifestation verbale ? Faisons l’effort, un instant, de voir le langage, non comme un bloc indivisible, mais plutôt comme un assemblage unique de propriétés cognitives indispensables à son fonctionnement, par exemple : l’intentionnalité, l’attention partagée, la flexibilité d’apprentissage, l’imitation, ses propriétés grammaticales, la catégorisation, la manipulation de conventions symboliques partagées, les propriétés référentielles, son contrôle et traitement dans l’hémisphère cérébral gauche, etc. La liste est encore longue. Il suffit de casser ce « le bloc langage » pour réaliser que chacune de ses composantes, prise isolément une à une, est potentiellement présente dans la cognition de certains animaux et trouver ainsi une origine bien plus ancienne qu’Homo Sapiens… Il ne s’agit donc pas de chercher l’origine de ce fameux bloc langage mais plutôt l’origine de chacune de ses propriétés, prenant ainsi ses sources à partir d’autant de racines très différentes dans l’histoire de l’évolution. Prenons l’exemple de l’intention, propriété fondamentale dans le langage. L’intention de communiquer consiste à transmettre volontairement un message à son interlocuteur et s’assurer que le message soit bien reçu, quitte à répéter ou reformuler si besoin. De telles propriétés intentionnelles se retrouvent aussi dans l’action, comme celle d’attraper volontairement un objet, propriété décrite chez de nombreux animaux, comme le chat lorsqu’il produit et coordonne ses mouvements dans le but d’attraper volontairement sa proie.