Cet événement mit le feu aux poudres : il s’ensuivit une vague d’émeutes qui secoua les deux départements de Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise, pour ensuite s’étendre à tout le territoire français. Bilan : 10 000 voitures et 30 000 poubelles incendiées, tout comme plusieurs centaines de bâtiments publics (surtout des écoles), mais aussi des caillassages de voitures de police ou de pompiers. Face à la violence, le ministère de l’Intérieur a réagi, provoquant plus de 5 000 gardes à vue et 800 mises sous écrou. Les moyens répressifs ont été mobilisés comme rarement (plus de 11 000 policiers et gendarmes, 7 hélicoptères) et enfin le président de la République et le Premier ministre décidèrent de recourir au couvre-feu dans 25 départements (même si 7 seulement en usèrent en réalité) (1).
Des événements surinterprétés
La répression fut sévère, donc. Mais fallait-il vraiment crier à la « guerre civile », comme certains journalistes ou hommes politiques l’ont fait ? De nombreux sociologues en doutent : il semble plutôt qu’on soit devant un événement en bonne partie fabriqué, ce qui s’explique à la fois par la recherche du sensationnel dans un univers médiatique, et par l’utilisation d’un discours « sécuritaire » chez de nombreux hommes politiques.Tout d’abord, l’ampleur de l’événement a été exagérée, dans la mesure où pas un jour ne se passe sans que brûlent en France des dizaines de voitures. Mais, de façon plus générale, c’est l’image des banlieues qui apparaît comme un cliché dont on joue : les médias, toutes tendances politiques confondues, ont ces dernières années eu tendance à présenter les banlieues comme des « poudrières » susceptibles d’exploser à tout moment, des zones de non-droit où la violence des jeunes en bandes fait régner l’insécurité… Sans nier l’existence de la criminalité, c’est oublier que les « banlieues » sont avant tout des villes où vivent des hommes et des femmes ordinaires ! Mais on a bien là un « fantasme » collectif, affirme le sociologue Laurent Mucchielli (2). Par ailleurs, on sait que des hommes politiques de tous bords jouent depuis quelques années la carte de l’insécurité : c’est qu’il y aurait une « demande punitive » et un « sentiment d’insécurité », surtout chez les populations les plus fragiles sur le plan social, comme l’affirment les enquêtes des instituts de sondage. Cela dit, note Hugues Lagrange, les peurs énoncées trouvent-elles véritablement appui sur l’expérience ou disent-elles de manière détournée une insatisfaction à l’égard de l’Etat (3) ?
Convenons néanmoins que ces événements ont été surinterprétés. Il reste toutefois que ces émeutes ont indéniablement eu lieu, et il nous faut donc comprendre ce qu’elles signifient. C’est la tâche à laquelle s’est attelé l’anthropologue Didier Fassin, lors de sa participation à une série de conférences-débats qui eurent lieu à l’Ecole des hautes études en sciences sociales sur la « crise des banlieues ». D. Fassin a une expérience de terrain sur le sujet : il a en effet sillonné les routes de Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise en compagnie des policiers de la brigade anticriminalité au moment des émeutes (4). Il remarque un contraste très net entre ce qu’il observa et le discours médiatique : on parle de « guerre civile », alors que lui constate un « calme ordinaire », traversé par des incendies sporadiques et quelques caillassages de véhicules… Un policier affirme même qu’il y a certes plus de voitures qui brûlent mais moins d’affrontements pendant cette période !
La conclusion de D. Fassin est qu’il vaut mieux résister à la fascination des images. Du coup, s’il faut voir un « événement » marquant dans cette « crise », c’est surtout celui qui révèle que la société française ne se voit plus de la même manière. Car désormais, qu’on le veuille ou non, affirme l’anthropologue, la question de la discrimination raciale est devenue un enjeu central dans l’espace public. D’une certaine manière donc, ces protestations disent le mal-être de citoyens qui se sentent victimes de discriminations – et elles doivent être mises en parallèle avec l’émergence des « mémoires » de victimes qui se saisissent du passé (quitte à le revisiter) pour demander réparation à l’Etat. Mais peut-on identifier les causes précises de cette crise des banlieues ? Il y a une première cause directe, dit D. Fassin : c’est qu’un « seuil de l’intolérable a été franchi », parce qu’on n’a pas reconnu le deuil des familles des deux victimes mortes dans le transformateur, et qu’on a sali la mémoire de ces deux jeunes en les désignant comme « délinquants », ce qu’ils n’étaient pas. Le facteur déclenchant de ces violences serait ainsi « le non-respect des règles du jeu, même inégales ». Cet événement relèverait donc plutôt de la « protestation républicaine », dans la mesure où des Français nés en France se sentent victimes de discriminations au point qu’ils trouvent cela intolérable.
La panne du modèle républicain d’intégration
Enfin, derrière la cause directe, on ne peut que repérer une histoire à long terme, liée aux rapports particuliers que l’Etat français a entretenus avec ses colonies, avant et après la décolonisation. C’est là un sujet qui a été traité par l’anthropologue Jean-Pierre Dozon dans son dernier ouvrage. Reprenant à son compte une formule de Hannah Arendt, J.-P. Dozon affirme que l’Etat français a toujours maintenu une ambiguïté avec ses colonisés : ils étaient à la fois « frères et sujets (5) » , c’est-à-dire citoyens de l’Empire mais selon un statut particulier (l’indigénat dans les colonies africaines) qui ne leur donnait aucun droit, seulement des devoirs. Cependant les colonisés avaient grandi avec l’idée d’appartenir à une « plus grande France », ce qui les incita, jusque chez les élites africaines, à défendre le modèle républicain d’intégration à la française. Or, leurs petits-enfants, ces jeunes issus des immigrations maghrébine ou d’Afrique subsaharienne, comme les enfants d’« immigrés de l’intérieur », venus depuis les dom-tom en métropole, se retrouvent isolés dans des « cités » (sorte d’équivalent « en miroir » des cités indigènes qui abritaient leurs ancêtres dans les colonies françaises) et victimes eux aussi d’un statut particulier – une difficulté d’accès à l’emploi, des discriminations diverses… – alors qu’ils sont pourtant bel et bien citoyens français ! Un préjugé constant, lié à leur couleur de peau ou à la consonance de leur patronyme, vient les placer dans une posture d’étranger fantasmatique, un Autre menaçant qui serait à l’intérieur même du pays. C’est cette situation qui leur est désormais inacceptable.
Que nous révèle donc la « crise des banlieues » ? Evénement fabriqué en partie par les médias, surinvesti par les discours politiques, il vient tout de même nous dire que le modèle républicain d’intégration ne fonctionne plus du tout, tant au niveau politique (le vote), social (l’égalité des chances, l’ascenseur républicain) que culturel (l’école). Ces émeutes, qui n’ont pourtant pas véhiculé le moindre message politique, traduisent un ressentiment face au regain des discriminations… Cela dit, quelles solutions apporter à ce problème ? Faut-il changer de modèle et préconiser la « discrimination positive » ?
C’est finalement à ce type de questionnement que nous mène l’analyse de la « crise des banlieues ».