Le 27 août 2006, deux journalistes retenus en otage à Gaza étaient libérés. Sur un ton vaguement amusé, les médias rapportèrent que ces deux hommes avaient été contraints par leurs ravisseurs de se convertir à l’islam.
Pour nos mentalités issues de la philosophie des Lumières, la conversion forcée ressemble à un vieux démon plus ou moins exorcisé. Comment penser que l’on puisse réellement obliger quelqu’un à croire contre son gré ? Le sentiment religieux nous paraît incontrôlable, peut-être parce que nous avons établi une frontière claire entre le rite et la croyance : la violence peut obtenir une participation à une cérémonie, mais en aucun cas l’adhésion à une foi nouvelle. Il semble donc naturel que dès que la menace s’éloigne, les « convertis de force » expriment à nouveau leur sentiment personnel et retournent à leur culte antérieur.
Nous n’ignorons pourtant pas qu’à certaines époques, des religions ont pu être portées par la force. Tel a été le cas du paganisme au temps où l’Empire romain persécutait les chrétiens, de l’islam à l’époque où le califat exigeait que tous ses sujets adhèrent à une religion du Livre, ou encore du christianisme dans des Amériques fraîchement découvertes et conquises. Toutes ces entreprises nécessitèrent toutefois un haut niveau de coercition. Seuls des Etats puissants, sûrs de leur bon droit et disposant d’une capacité d’action importante, ont pu parvenir à de tels résultats.
Si la conversion n’a pas été obtenue par la contrainte, doit-on croire qu’elle a été obtenue par la force de conviction des prédicateurs catholiques ? On l’a souvent dit. Mais les auteurs anciens savaient parfaitement que la conversion de l’Europe ne pouvait être expliquée par la seule action des clercs. Car si certains évêques furent indiscutablement des pasteurs courageux et des orateurs de talent, la plupart tentèrent simplement de survivre aux malheurs du temps. Ils se claquemurèrent dans leur ville, évitèrent de rencontrer les rois barbares et renoncèrent aux tournées dans un monde rural encore païen.
La conversion de l’Europe barbare ne peut donc se résumer ni à une évangélisation pacifique, ni à un brutal rapport de forces. D’abord surpris par le phénomène, les contemporains lui trouvèrent rapidement une explication. Si les mots ou les armes n’étaient pas responsables, Dieu devait être à l’origine du phénomène. Grégoire le Grand, le pape de l’an 600, écrivait ainsi que toute conversion de barbares relevait d’une intervention supérieure. Dans les récits des chroniqueurs, le baptême de Clovis ou la christianisation des Anglo-Saxons baignent ainsi dans une lumière miraculeuse. Pour l’historien, le véritable miracle réside toutefois dans la conservation de cette riche documentation. Elle permet de reconstituer les facteurs multiples et convergents qui ont permis le triomphe de la religion des Romains vaincus auprès des barbares victorieux.
Tout d’abord, les invasions constituèrent à elles seules un facteur de succès du catholicisme. Longtemps, les élites romaines étaient restées fidèles au paganisme traditionnel pour montrer leur indépendance et leur défiance vis-à-vis des empereurs chrétiens. La classe sénatoriale continuait notamment de prier les vieux dieux de Rome, parce qu’elle haïssait les titulaires de la pourpre impériale. Mais dès que l’Empire disparut, cet antagonisme fut vidé de son sens. Les vieilles familles en vinrent à regretter le bon temps de Constantin ou de Théodose et à juger que la véritable religion de la Rome triomphante avait été le christianisme.
Il y eut bien sûr des convertis sincères, mais on conçoit que la plupart des nouveaux prélats, qui s’étaient réfugiés dans le clergé plus par prudence que par conviction, n’aient pas fait montre d’un dynamisme missionnaire notable. Peu à peu, ils découvrirent pourtant qu’ils disposaient de moyens détournés pour participer à la diffusion du message évangélique. L’évêque était en effet devenu le véritable maître de sa cité, après la disparition des fonctionnaires de l’Empire et des institutions municipales traditionnelles. Seule institution pérenne de la ville, il avait hérité de responsabilités en matière politique, sociale et culturelle. Si sa prédication s’avérait impuissante, ses nouvelles attributions lui permettaient de condamner les non-chrétiens à la mort sociale. Ainsi, l’individu qui refusait le baptême ne pouvait plus participer aux fêtes ou aux cérémonies civiques. S’il était lettré, on l’excluait des échanges épistolaires entre grands intellectuels ; s’il était pauvre, la porte des institutions charitables lui était fermée. Ce traitement, quoique discret et non violent, n’en était pas moins redoutablement efficace. En quelques générations, païens et hérétiques urbains acceptèrent la conversion ou disparurent. Seules les minorités religieuses les plus solides, essentiellement les communautés juives, parvinrent à résister.
Les rois barbares, nouveaux maîtres de l’Occident, laissèrent les évêques agir à leur guise tant qu’ils ne perturbaient pas l’ordre public. Quoique païens ou hérétiques ariens, ils n’obligèrent pas non plus les catholiques à se convertir à leur propre croyance. Les peuples germaniques demeuraient en effet des formations fragiles, nés du regroupement récent de populations variées, que seuls quelques facteurs identitaires soudaient entre elles. Or la religion constituait le principal de ces marqueurs, alors que le critère de l’origine ethnique paraît avoir été extrêmement faible. Ainsi, être wisigoth et être fidèle de la foi arienne étaient pratiquement une seule et même chose. En conséquence, si les rois wisigoths avaient obligé leurs sujets gallo-romains à se convertir à l’arianisme, ils auraient complètement déstructuré l’identité wisigothique. Mieux valait donc maintenir la liberté religieuse au sein de leurs Etats.
Les Romains se trouvaient ainsi protégés du prosélytisme des barbares. Mais l’inverse n’était pas vrai. Le mariage mixte constituait ainsi un véritable « piège à conversion ». A la faveur d’une union entre barbares et Romains, les critères d’identité à la fois ethniques et religieux étaient brouillés, généralement en faveur des indigènes, beaucoup plus nombreux que leurs envahisseurs. Quelques souverains germaniques durent ainsi interdire les mariages mixtes entre les deux populations. D’autres peuples acceptèrent au contraire le risque. Tel fut le cas des Francs, qui épousèrent en masse des femmes romaines et les laissèrent choisir la religion de leurs enfants. Un brave guerrier franc fut ainsi le père de sainte Geneviève.
Ces conversions au sein des plus hauts lignages barbares amenèrent à des situations aberrantes. Au gré des hasards dynastiques, un certain nombre de rois catholiques se retrouvèrent ainsi à la tête de peuples dont l’idolâtrie restait la religion tribale. Un certain Redwald, roi d’East Anglia, fut dans ce cas. Pour ménager les susceptibilités, il continua de faire des sacrifices dans le grand temple païen de son peuple, mais y installa un petit autel chrétien pour ses propres dévotions. Dans la tombe de Redwald, qui a été retrouvée, son peuple empila un gigantesque monceau d’armes, d’armures et de nourriture pour l’au-delà germanique ; mais une main pieuse déposa près du corps deux modestes cuillères liturgiques servant à recevoir la communion, que le roi avait reçues en cadeau le jour de son baptême.
Peu à peu, chacun comprit qu’il était illusoire d’essayer de maintenir un ancrage religieux pour l’identité « barbare ». Mieux valait accepter de faire du catholicisme la religion tribale. Car les souverains barbares gardaient eux aussi la nostalgie de cette Rome qu’ils avaient contribué à détruire et souhaitaient arborer le christianisme comme marqueur de leur haut degré de civilisation. Ce changement permettait aussi d’améliorer leurs relations avec les évêques locaux, avec le pape, voire avec l’Empire byzantin. Il n’était pourtant pas dans les traditions politiques barbares de voir le roi prendre seul une décision importante. Le souverain réunit donc son aristocratie et proposa le changement de religion officielle. De telles assemblées eurent ainsi lieu à Tolède en 589 pour les Wisigoths, à York en 627 pour les Northumbriens ou à Pavie en 698 pour les Lombards. Les grands du royaume acceptèrent généralement de souscrire aux arguments du roi. En effet, on ne leur demandait pas de changer de foi personnelle, mais simplement de modifier l’« étiquette » religieuse du royaume. Ce choix n’avait d’ailleurs rien de définitif. Le peuple des Suèves, installé au nord-ouest de l’Espagne, changea cinq fois de religion en moins d’un siècle.
La conversion officielle du souverain amena toutefois l’ensemble de son peuple à se convertir. Mais le mouvement demeura très progressif et la contrainte sut demeurer discrète. Les membres de la famille du roi et ceux de sa garde privée furent ainsi invités, en raison de leur lien personnel, à suivre leur souverain dans le baptême. Puis on commença à christianiser le calendrier civil : tous les procès durent s’arrêter le dimanche, y compris pour les païens. Le roi ordonna également que les fonctionnaires ne soient plus recrutés que parmi les catholiques. Puis on procéda à la destruction des idoles. Les sujets restaient libres de croire ce qu’ils voulaient, mais ils ne pouvaient plus procéder à des sacrifices sanglants. Pour finir, le souverain exigea que tous les enfants nouveau-nés soient baptisés, sous peine d’amende. Mais avant que cet ordre soit formulé, on compte selon les peuples entre quarante ans et un siècle. Le monde barbare avait eu tout le temps d’être christianisé en profondeur, avant que les derniers foyers de résistance soient éliminés, sans violence, au moment du saut des générations.
Certes, il demeura des communautés fermement attachées à une foi différente de celle des rois et des évêques. Dans la plupart des cas, elles furent laissées en paix. Les théologiens catholiques avaient en effet élaboré une réflexion, plus fataliste que tolérante, qui visait à remettre à Dieu la responsabilité de convertir ces irréductibles. Enrichi par quelques expériences désastreuses, Isidore de Séville écrivait vers 620 : « La foi ne doit en aucune façon être arrachée par la force, mais être amenée par la raison et par l’exemple. Chez ceux de qui elle est exigée par la violence, elle ne peut persévérer, selon l’exemple donné par un jeune arbre : si on appuie violemment sur sa tête, il revient aussitôt, dès qu’on le lâche, à sa place antérieure. » Pour éviter ces retours de bâton, le prosélytisme n’assumait que des formes paisibles, et parfois même courtoises. Le pape Grégoire le Grand protégea ainsi activement les juifs, expliquant que la générosité et le respect constituaient la meilleure publicité pour le christianisme.
La conversion de l’ensemble des élites, à la fois romaines et barbares, amena pourtant à un déplacement de la frontière religieuse. Désormais, la distinction ne s’opérait plus entre des Romains catholiques et des barbares païens ou ariens, mais entre des classes riches intégralement chrétiennes et des populations pauvres partiellement païennes. Le sort de ces dernières fut difficile. Incités à la fois par le clergé et par le pouvoir politique, les grands propriétaires augmentèrent les loyers de la terre de leurs fermiers païens. D’autres refusèrent de louer leurs domaines à des tenanciers hérétiques. Réduits à la pauvreté, beaucoup durent choisir entre la conversion et la mort. Ainsi disparurent, silencieusement, les derniers païens et les derniers manichéens d’Occident, durant le premier tiers du viie siècle.
Aussi dramatique qu’elle soit, la persécution des juifs au viie siècle contraste avec le caractère globalement apaisé de la conversion de l’Occident. La contrainte n’y avait pas été inexistante, mais avait su se faire subtile : logiques matrimoniales, pressions socioéconomiques, ambitions personnelles et stratégies politiques avaient tour à tour été mises à contribution pour assurer le succès de la religion catholique. Sans qu’il y ait eu concertation de l’ensemble des acteurs, on a pu assister à une convergence d’initiatives. Le plus important est sans doute de constater que ces actions soit se développèrent sur des durées excédant celle d’une vie humaine, soit furent concentrées sur le moment de changement des générations. La pression ne s’exerça donc pas directement sur les individus, mais plutôt sur les familles ou sur les communautés. La coercition, quoique réelle, est ainsi demeurée supportable, parce qu’elle était souvent imperceptible.
Qui eût cru que des Etats barbares faibles et des évêques timorés seraient parvenus à accomplir une unification religieuse dont l’Empire romain dans sa toute-puissance n’avait osé rêver ? Bien sûr, si l’on avait interrogé les nouveaux chrétiens, peu d’entre eux auraient déclaré avoir été gagnés à la foi par le discours convaincant d’un prédicateur. Mais peu également auraient accusé l’Eglise ou le roi de les avoir convertis par la force. D’ailleurs, il n’y eut jamais de retour massif au paganisme ou à l’hérésie, alors qu’aucune institution n’était assez forte pour contrôler durablement la foi des individus. Doit-on dire que, dans le choix du baptême, les populations européennes ont été vigoureusement convaincues ou tendrement contraintes ? Violences institutionnelles, pressions sociales et échanges intellectuels ont parfois été utilisés au même moment et envers les mêmes individus. Ce n’est peut-être qu’à nos yeux que convaincre et contraindre forment un couple antithétique.
Pour nos mentalités issues de la philosophie des Lumières, la conversion forcée ressemble à un vieux démon plus ou moins exorcisé. Comment penser que l’on puisse réellement obliger quelqu’un à croire contre son gré ? Le sentiment religieux nous paraît incontrôlable, peut-être parce que nous avons établi une frontière claire entre le rite et la croyance : la violence peut obtenir une participation à une cérémonie, mais en aucun cas l’adhésion à une foi nouvelle. Il semble donc naturel que dès que la menace s’éloigne, les « convertis de force » expriment à nouveau leur sentiment personnel et retournent à leur culte antérieur.
Nous n’ignorons pourtant pas qu’à certaines époques, des religions ont pu être portées par la force. Tel a été le cas du paganisme au temps où l’Empire romain persécutait les chrétiens, de l’islam à l’époque où le califat exigeait que tous ses sujets adhèrent à une religion du Livre, ou encore du christianisme dans des Amériques fraîchement découvertes et conquises. Toutes ces entreprises nécessitèrent toutefois un haut niveau de coercition. Seuls des Etats puissants, sûrs de leur bon droit et disposant d’une capacité d’action importante, ont pu parvenir à de tels résultats.
Les ressorts paradoxaux d’une évangélisation
Mais une religion s’impose-t-elle uniquement par la conviction ou par la violence ? Il arrive que certaines périodes de l’histoire mettent à mal notre rassurant appareil conceptuel. Tel est le cas du Haut Moyen Age, cette obscure période située entre le ve et le viiie siècle, durant laquelle l’ensemble de la population d’Europe occidentale se convertit au christianisme catholique. Ce phénomène étonna les contemporains eux-mêmes, car il fut à tout point de vue paradoxal. L’Empire romain, devenu chrétien au ive siècle après la conversion de Constantin, disposait d’une administration efficace et développée, qu’il mit à contribution pour tenter d’obtenir le baptême de tous les habitants du bassin méditerranéen. Pourtant, il échoua. Inversement, lorsque le monde romain se disloqua et lorsque disparurent les relais de l’autorité souveraine, la nouvelle religion parvint enfin à triompher. Pourtant, les conditions n’étaient guère favorables. Aucun des rois barbares qui avaient envahi l’Europe n’était catholique et, dans leurs modestes royaumes, les nouveaux maîtres de l’Occident continuèrent longtemps d’adhérer au paganisme germanique ou à une hérésie orientale, l’arianisme.Si la conversion n’a pas été obtenue par la contrainte, doit-on croire qu’elle a été obtenue par la force de conviction des prédicateurs catholiques ? On l’a souvent dit. Mais les auteurs anciens savaient parfaitement que la conversion de l’Europe ne pouvait être expliquée par la seule action des clercs. Car si certains évêques furent indiscutablement des pasteurs courageux et des orateurs de talent, la plupart tentèrent simplement de survivre aux malheurs du temps. Ils se claquemurèrent dans leur ville, évitèrent de rencontrer les rois barbares et renoncèrent aux tournées dans un monde rural encore païen.
La conversion de l’Europe barbare ne peut donc se résumer ni à une évangélisation pacifique, ni à un brutal rapport de forces. D’abord surpris par le phénomène, les contemporains lui trouvèrent rapidement une explication. Si les mots ou les armes n’étaient pas responsables, Dieu devait être à l’origine du phénomène. Grégoire le Grand, le pape de l’an 600, écrivait ainsi que toute conversion de barbares relevait d’une intervention supérieure. Dans les récits des chroniqueurs, le baptême de Clovis ou la christianisation des Anglo-Saxons baignent ainsi dans une lumière miraculeuse. Pour l’historien, le véritable miracle réside toutefois dans la conservation de cette riche documentation. Elle permet de reconstituer les facteurs multiples et convergents qui ont permis le triomphe de la religion des Romains vaincus auprès des barbares victorieux.
Tout d’abord, les invasions constituèrent à elles seules un facteur de succès du catholicisme. Longtemps, les élites romaines étaient restées fidèles au paganisme traditionnel pour montrer leur indépendance et leur défiance vis-à-vis des empereurs chrétiens. La classe sénatoriale continuait notamment de prier les vieux dieux de Rome, parce qu’elle haïssait les titulaires de la pourpre impériale. Mais dès que l’Empire disparut, cet antagonisme fut vidé de son sens. Les vieilles familles en vinrent à regretter le bon temps de Constantin ou de Théodose et à juger que la véritable religion de la Rome triomphante avait été le christianisme.
Le mariage mixte, un piège à conversion
Les descendants des sénateurs entendaient également se distinguer des barbares païens qui avaient envahi leur monde et y détenaient désormais le pouvoir militaire et politique. Quel meilleur marqueur de leur appartenance à la civilisation romaine que le catholicisme, foi à laquelle aucun des conquérants n’adhérait ? D’un point de vue social, la nouvelle religion présentait également bien des avantages. Alors que les nobles romains n’avaient plus guère d’espoir de se voir confier de hautes fonctions à la cour des rois barbares, le haut clergé leur restait ouvert. Pour sauver une partie de leur ancien prestige, tous les notables romains se convertirent et beaucoup devinrent prêtres ou évêques.Il y eut bien sûr des convertis sincères, mais on conçoit que la plupart des nouveaux prélats, qui s’étaient réfugiés dans le clergé plus par prudence que par conviction, n’aient pas fait montre d’un dynamisme missionnaire notable. Peu à peu, ils découvrirent pourtant qu’ils disposaient de moyens détournés pour participer à la diffusion du message évangélique. L’évêque était en effet devenu le véritable maître de sa cité, après la disparition des fonctionnaires de l’Empire et des institutions municipales traditionnelles. Seule institution pérenne de la ville, il avait hérité de responsabilités en matière politique, sociale et culturelle. Si sa prédication s’avérait impuissante, ses nouvelles attributions lui permettaient de condamner les non-chrétiens à la mort sociale. Ainsi, l’individu qui refusait le baptême ne pouvait plus participer aux fêtes ou aux cérémonies civiques. S’il était lettré, on l’excluait des échanges épistolaires entre grands intellectuels ; s’il était pauvre, la porte des institutions charitables lui était fermée. Ce traitement, quoique discret et non violent, n’en était pas moins redoutablement efficace. En quelques générations, païens et hérétiques urbains acceptèrent la conversion ou disparurent. Seules les minorités religieuses les plus solides, essentiellement les communautés juives, parvinrent à résister.
Les rois barbares, nouveaux maîtres de l’Occident, laissèrent les évêques agir à leur guise tant qu’ils ne perturbaient pas l’ordre public. Quoique païens ou hérétiques ariens, ils n’obligèrent pas non plus les catholiques à se convertir à leur propre croyance. Les peuples germaniques demeuraient en effet des formations fragiles, nés du regroupement récent de populations variées, que seuls quelques facteurs identitaires soudaient entre elles. Or la religion constituait le principal de ces marqueurs, alors que le critère de l’origine ethnique paraît avoir été extrêmement faible. Ainsi, être wisigoth et être fidèle de la foi arienne étaient pratiquement une seule et même chose. En conséquence, si les rois wisigoths avaient obligé leurs sujets gallo-romains à se convertir à l’arianisme, ils auraient complètement déstructuré l’identité wisigothique. Mieux valait donc maintenir la liberté religieuse au sein de leurs Etats.
Les Romains se trouvaient ainsi protégés du prosélytisme des barbares. Mais l’inverse n’était pas vrai. Le mariage mixte constituait ainsi un véritable « piège à conversion ». A la faveur d’une union entre barbares et Romains, les critères d’identité à la fois ethniques et religieux étaient brouillés, généralement en faveur des indigènes, beaucoup plus nombreux que leurs envahisseurs. Quelques souverains germaniques durent ainsi interdire les mariages mixtes entre les deux populations. D’autres peuples acceptèrent au contraire le risque. Tel fut le cas des Francs, qui épousèrent en masse des femmes romaines et les laissèrent choisir la religion de leurs enfants. Un brave guerrier franc fut ainsi le père de sainte Geneviève.
La foi, une question d’étiquette
A partir du moment où l’on trouva quelques catholiques chez les barbares, les religions nationales germaniques furent menacées de disparition, par simple logique biologique. Le meilleur exemple demeure celui du roi franc Clovis qui épousa vers 492 une princesse burgonde catholique, Clotilde. Ce mariage était fortement hypergamique et Clovis dut se résoudre, en maugréant, à permettre à sa prestigieuse épouse de déterminer la religion de leur descendance. Quoique toujours païen, le roi franc se trouva ainsi nanti d’héritiers catholiques. Le baptême de Clovis n’eut finalement qu’une importance mineure : quelle qu’ait été sa décision, la dynastie mérovingienne serait devenue catholique.Ces conversions au sein des plus hauts lignages barbares amenèrent à des situations aberrantes. Au gré des hasards dynastiques, un certain nombre de rois catholiques se retrouvèrent ainsi à la tête de peuples dont l’idolâtrie restait la religion tribale. Un certain Redwald, roi d’East Anglia, fut dans ce cas. Pour ménager les susceptibilités, il continua de faire des sacrifices dans le grand temple païen de son peuple, mais y installa un petit autel chrétien pour ses propres dévotions. Dans la tombe de Redwald, qui a été retrouvée, son peuple empila un gigantesque monceau d’armes, d’armures et de nourriture pour l’au-delà germanique ; mais une main pieuse déposa près du corps deux modestes cuillères liturgiques servant à recevoir la communion, que le roi avait reçues en cadeau le jour de son baptême.
Peu à peu, chacun comprit qu’il était illusoire d’essayer de maintenir un ancrage religieux pour l’identité « barbare ». Mieux valait accepter de faire du catholicisme la religion tribale. Car les souverains barbares gardaient eux aussi la nostalgie de cette Rome qu’ils avaient contribué à détruire et souhaitaient arborer le christianisme comme marqueur de leur haut degré de civilisation. Ce changement permettait aussi d’améliorer leurs relations avec les évêques locaux, avec le pape, voire avec l’Empire byzantin. Il n’était pourtant pas dans les traditions politiques barbares de voir le roi prendre seul une décision importante. Le souverain réunit donc son aristocratie et proposa le changement de religion officielle. De telles assemblées eurent ainsi lieu à Tolède en 589 pour les Wisigoths, à York en 627 pour les Northumbriens ou à Pavie en 698 pour les Lombards. Les grands du royaume acceptèrent généralement de souscrire aux arguments du roi. En effet, on ne leur demandait pas de changer de foi personnelle, mais simplement de modifier l’« étiquette » religieuse du royaume. Ce choix n’avait d’ailleurs rien de définitif. Le peuple des Suèves, installé au nord-ouest de l’Espagne, changea cinq fois de religion en moins d’un siècle.
La conversion officielle du souverain amena toutefois l’ensemble de son peuple à se convertir. Mais le mouvement demeura très progressif et la contrainte sut demeurer discrète. Les membres de la famille du roi et ceux de sa garde privée furent ainsi invités, en raison de leur lien personnel, à suivre leur souverain dans le baptême. Puis on commença à christianiser le calendrier civil : tous les procès durent s’arrêter le dimanche, y compris pour les païens. Le roi ordonna également que les fonctionnaires ne soient plus recrutés que parmi les catholiques. Puis on procéda à la destruction des idoles. Les sujets restaient libres de croire ce qu’ils voulaient, mais ils ne pouvaient plus procéder à des sacrifices sanglants. Pour finir, le souverain exigea que tous les enfants nouveau-nés soient baptisés, sous peine d’amende. Mais avant que cet ordre soit formulé, on compte selon les peuples entre quarante ans et un siècle. Le monde barbare avait eu tout le temps d’être christianisé en profondeur, avant que les derniers foyers de résistance soient éliminés, sans violence, au moment du saut des générations.
Certes, il demeura des communautés fermement attachées à une foi différente de celle des rois et des évêques. Dans la plupart des cas, elles furent laissées en paix. Les théologiens catholiques avaient en effet élaboré une réflexion, plus fataliste que tolérante, qui visait à remettre à Dieu la responsabilité de convertir ces irréductibles. Enrichi par quelques expériences désastreuses, Isidore de Séville écrivait vers 620 : « La foi ne doit en aucune façon être arrachée par la force, mais être amenée par la raison et par l’exemple. Chez ceux de qui elle est exigée par la violence, elle ne peut persévérer, selon l’exemple donné par un jeune arbre : si on appuie violemment sur sa tête, il revient aussitôt, dès qu’on le lâche, à sa place antérieure. » Pour éviter ces retours de bâton, le prosélytisme n’assumait que des formes paisibles, et parfois même courtoises. Le pape Grégoire le Grand protégea ainsi activement les juifs, expliquant que la générosité et le respect constituaient la meilleure publicité pour le christianisme.
La conversion de l’ensemble des élites, à la fois romaines et barbares, amena pourtant à un déplacement de la frontière religieuse. Désormais, la distinction ne s’opérait plus entre des Romains catholiques et des barbares païens ou ariens, mais entre des classes riches intégralement chrétiennes et des populations pauvres partiellement païennes. Le sort de ces dernières fut difficile. Incités à la fois par le clergé et par le pouvoir politique, les grands propriétaires augmentèrent les loyers de la terre de leurs fermiers païens. D’autres refusèrent de louer leurs domaines à des tenanciers hérétiques. Réduits à la pauvreté, beaucoup durent choisir entre la conversion et la mort. Ainsi disparurent, silencieusement, les derniers païens et les derniers manichéens d’Occident, durant le premier tiers du viie siècle.
Des initiatives convergentes
A cette date, les juifs devinrent les dernières populations non chrétiennes d’Occident. Cette soudaine visibilité suffit à les marginaliser et à les mettre en péril. Elle amena également les rois à méditer une vieille maxime politique datant de l’Empire romain, qui affirmait que l’unité religieuse confortait l’unité politique. Dans ce cas, pourquoi ne pas éliminer ces derniers déviants ? On assista alors à une série d’opérations de conversions forcées à l’encontre des juifs. Le « bon » roi Dagobert en baptisa un certain nombre de force en 632, tandis que Perctarit, roi des Lombards, laissa à d’autres le choix entre le glaive et l’eau baptismale. Plus terrible encore que ces mesures ponctuelles fut la persécution initiée par les Wisigoths à partir de 612, qui dura près d’un siècle et amena à la réduction en esclavage de tous les juifs espagnols en 694.Aussi dramatique qu’elle soit, la persécution des juifs au viie siècle contraste avec le caractère globalement apaisé de la conversion de l’Occident. La contrainte n’y avait pas été inexistante, mais avait su se faire subtile : logiques matrimoniales, pressions socioéconomiques, ambitions personnelles et stratégies politiques avaient tour à tour été mises à contribution pour assurer le succès de la religion catholique. Sans qu’il y ait eu concertation de l’ensemble des acteurs, on a pu assister à une convergence d’initiatives. Le plus important est sans doute de constater que ces actions soit se développèrent sur des durées excédant celle d’une vie humaine, soit furent concentrées sur le moment de changement des générations. La pression ne s’exerça donc pas directement sur les individus, mais plutôt sur les familles ou sur les communautés. La coercition, quoique réelle, est ainsi demeurée supportable, parce qu’elle était souvent imperceptible.
Qui eût cru que des Etats barbares faibles et des évêques timorés seraient parvenus à accomplir une unification religieuse dont l’Empire romain dans sa toute-puissance n’avait osé rêver ? Bien sûr, si l’on avait interrogé les nouveaux chrétiens, peu d’entre eux auraient déclaré avoir été gagnés à la foi par le discours convaincant d’un prédicateur. Mais peu également auraient accusé l’Eglise ou le roi de les avoir convertis par la force. D’ailleurs, il n’y eut jamais de retour massif au paganisme ou à l’hérésie, alors qu’aucune institution n’était assez forte pour contrôler durablement la foi des individus. Doit-on dire que, dans le choix du baptême, les populations européennes ont été vigoureusement convaincues ou tendrement contraintes ? Violences institutionnelles, pressions sociales et échanges intellectuels ont parfois été utilisés au même moment et envers les mêmes individus. Ce n’est peut-être qu’à nos yeux que convaincre et contraindre forment un couple antithétique.