Les six premiers volumes de La Méthode figurent en bonne place dans ma bibliothèque. En fait, l’œuvre d’Edgar Morin remplit près de trois rayons entiers, soit plus d’une centaine de livres ! Il y a quelques semaines un nouvel opus est venu s’ajouter au précédent : le « septième volume » de La Méthode, publié par Actes sud, intitulé La Méthode de La Méthode. Ce livre, présenté comme un « manuscrit perdu », a été rédigé en 1983 et devait constituer le troisième et dernier volume de l’entreprise. Puis ce manuscrit a été mis de côté, « oublié » (comment peut-on oublier un livre de 400 pages ?) avant d’être retrouvé et traduit (en Italie) à un moment où Morin s’était déjà lancé dans une suite, enrichie d’idées nouvelles 1. Cette histoire m’a remis en tête un autre « manuscrit perdu » : un volume inachevé de La Méthode, consacré au « devenir du devenir », qu’Edgar m’avait confié au début des années 2010. À l’époque, nous discutions beaucoup de la révolution en cours dans les sciences du vivant : les idées d’épigenèse, de coévolution, de symbiose. Autant de thèmes qui permettaient de repenser la dynamique évolutive (des bactéries aux humains) sous un nouvel angle 2. Un jour, alors que nous discutions de tout cela autour d’une tasse de thé (ou d’un verre de vin, je ne sais plus), Edgar m’a dit : « Attends, j’ai quelque chose à te montrer. » Il a sorti d’un placard un gros dossier bleu avec en titre « Le devenir du devenir ». « Tiens, on pourrait le finir ensemble ! » Très excité à l’idée de corédiger un volume de La Méthode avec mon ex-maître à penser, je me suis mis aussitôt au travail. Mais j’ai vite mesuré l’ampleur de la tâche. Le manuscrit n’était encore qu’une ébauche, trop partielle pour être menée à bien, nécessitant un énorme travail de mise à jour et de réorganisation. J’ai donc remis le travail à plus tard. Puis le temps a passé ; d’autres projets ont vu le jour. Le Devenir du devenir a progressivement été oublié. Si le temps et l’énergie m’ont manqué pour mettre en œuvre ce projet commun, il y avait sans doute quelque chose qui m’a conduit plus ou moins consciemment à renoncer. Le manuscrit d’Edgar était certes une ébauche trop embryonnaire et donc immature pour envisager une simple publication remaniée, mais une autre raison cachée m’a fait hésiter : une incapacité (ou une résistance) à adhérer pleinement à la démarche et à ses idées.
La théorie de la complexité
Le projet de La Méthode a pris corps, Edgar l’a raconté maintes fois, au début des années 1960 à New York, lors d’un séjour à l’hôpital. Il venait de contracter une grave maladie qui l’a immobilisé plusieurs semaines. Durant ce repos forcé, il s’est mis à réfléchir à quelques questions fondamentales longtemps refoulées – sur la vie, l’évolution, l’histoire, la nature humaine et ses capacités de se connaître. Au cours de sa convalescence, il rédige un journal, Le Vif du sujet, où sont déjà en germe les idées de La Méthode. Cette aventure intellectuelle, Edgar la nommera plus tard « complexité ». Une intuition fondamentale gouverne toute l’entreprise : l’étude de l’être humain a été artificiellement détachée de sa nature animale et son enracinement biologique et physique, ne permettant de fait pas de comprendre sa nature véritable. Les sciences humaines se sont dissociées en des domaines disciplinaires clos sur eux-mêmes (sociologie, psychologie, anthropologie, histoire), donnant de l’humain une vision morcelée (le social, le psychique, la culture, le langage). Ce découpage disciplinaire a certes été une source du progrès des connaissances, mais rend aussi aveugle. D’où la nécessité de repenser l’humain en reliant ce qui a été artificiellement disjoint. La Méthode se présente donc comme une tentative pour forger une armature intellectuelle nouvelle destinée à affronter la complexité de l’humain : un être qui ne peut être réduit à une de ses composantes, ni dissous dans une approche englobante.