La publication il y a une dizaine d'années du livre de Jeremy Rifkin, La Fin du travail 1, a suscité un intense débat, aux Etats-Unis puis sur la scène hexagonale. Pour J. Rifkin et ses épigones, la mondialisation détruirait inexorablement le travail, et tout laisserait à penser que l'on se dirige vers des sociétés où l'on travaillerait de moins en moins.
Les thèses sur la fin du travail ont au moins une vertu, celle de remettre en question la trop grande centralité du travail dans nos sociétés contemporaines et d'esquisser des scénarios alternatifs. Au risque de simplifier, nous distinguerons trois séries d'affirmations.
Au-delà des thèses sur la fin du travail
Selon J. Rifkin, nous vivrions une troisième révolution industrielle, où l'automatisation généralisée des processus productifs, combinée avec les nouvelles formes de gestion capitalistes, entraînera l'élimination de millions de travailleurs sur l'ensemble de la planète.
L'économiste renoue ici avec la thèse déjà ancienne de la technologie destructrice d'emplois. Les titres de ses chapitres sont volontairement provocants : « Un monde sans paysans », « Les cols bleus au vestiaire », « Le dernier travailleur du tertiaire ». Les travailleurs sont selon lui acculés à choisir entre mort psychologique et résignation, aucun mouvement social d'envergure ne semblant prêt à contrer cette évolution. Seules une réduction universelle du temps de travail et la création d'un tiers-secteur non marchand sont susceptibles, selon lui, de créer des millions d'emplois, en dehors de la société marchande.
Cette thèse a essuyé de nombreuses critiques. En premier lieu, l'auteur ne fournit pas de données statistiques systématiques qui permettraient d'étayer l'idée selon laquelle les transformations technologiques contemporaines détruisent inexorablement les emplois. En fait, le spectre du chômage technologique a été agité à chaque accélération du progrès technique (ce fut le cas avec la machine à vapeur en 1830 et, vers 1900, avec l'arrivée de l'électricité dans les usines), sans que ces prophéties soient confirmées par la suite. Ne faut-il pas, pour expliquer le chômage, incriminer d'abord la récession ? Rappelons à ce sujet que l'expansion économique des années 90 a permis de créer environ 10 millions d'emplois aux Etats-Unis (certes souvent peu qualifiés).
Les idées de J. Rifkin ont apporté de l'eau au moulin de tous les défenseurs d'une économie alternative, faite d'une hybridation de l'échange marchand, de redistribution et de réciprocité. Mais, là encore, le chercheur ne démontre en aucune manière comment ce tiers-secteur solidaire pourrait engendrer une fantastique création d'emplois qui viendrait pallier les défaillances de l'économie marchande.
Une valeur en voie de disparition ?
Il revient à André Gorz d'avoir développé, bien avant J. Rifkin, une critique à la fois philosophique et sociologique de la gestion capitaliste du travail salarié et esquissé, sur cette base, le projet d'une sortie de la société salariale. Pour A. Gorz 2, non seulement le travail va manquer, mais la société salariale tout entière est menacée par l'hégémonie croissante du capital sur le travail. La transnationalisation des firmes et la libéralisation des mouvements de capitaux ne sont ni plus ni moins qu'un vaste exode du capital hors des frontières nationales. Le capital devient ainsi insaisissable. Son exode lui a permis de briser les résistances collectives et d'asservir le travail salarié. Celui-ci se raréfie, tandis qu'apparaissent de nouvelles figures de travailleur : le « jobber » prétend transformer la précarité en mode de vie choisi ; son reflet inversé, le « self-employed », travaille à un prix et à des conditions dégradées.
A. Gorz ne voit pas dans cette déstabilisation une fatalité, mais plutôt « une occasion de rompre » avec la société de travail. A bien des égards, il reste marqué par une conception philosophique qu'on pourrait qualifier d'aristocratique, dans la lignée de Hannah Arendt. Il semble assimiler le plus souvent le travail salarié à celui de l'OS, travail parcellisé et sans qualification. Le salariat reste pour lui entaché d'indignité, par opposition au travail « autonome », activité supérieure. Comme le montre bien Robert Castel, A. Gorz feint d'ignorer que la société salariale est aujourd'hui largement ouverte à la classe moyenne 3.
Un deuxième volet de critique porte sur la représentation que ce dernier offre de la nouvelle société de loisir et de multiactivité qu'il voit se profiler, sur les décombres du salariat. Travailler moins, mieux, autrement, aller vers une société du temps libéré : peut-être, mais de quelle libération s'agit-il ? Les réflexions de Daniel Mothé sur le « mythe du temps libéré » sont ici éclairantes 4. La libération du temps ne garantit pas celle du loisir, ni même l'accession au paradis de la pluriactivité, sauf à postuler un renversement « vertueux » (chacun préférera des activités peu coûteuses à d'autres qui le sont davantage, ou choisira la frugalité plutôt que les mirages de la consommation de masse). Rompre avec la société de travail supposerait une refonte globale des conditions de la production et de la consommation, sans que cela puisse garantir la disparition des inégalités et l'épanouissement des individus. Il en est de même pour la multiactivité : rien ne prouve qu'elle sera plus gratifiante, ni que les acteurs n'y trouveront pas de nouvelles contraintes.