La passion de l'excès

Qu'est-ce que déconstruire pour Jacques Derrida ? Non pas détruire , mais ébranler la tradition philosophique, la libérer de ses précompréhensions pour permettre ainsi de nouvelles possibilités d'interprétation.

Jacques Derrida s'inscrit dans l'histoire de la philosophie par une posture singulière, puisque son projet semble n'avoir qu'une signification négative : la déconstruire. Dès ses premiers textes, La Voix et le Phénomène, L'Ecriture et la Différence, De la grammatologie (tous trois, 1967), J. Derrida développe à la manière de Friedrich Nietzsche un diagnostic : la philosophie occidentale serait enfermée dans un cadre conceptuel légué par la métaphysique. Le système métaphysique repose depuis Platon sur une coupure entre le sensible et l'intelligible. Cette caractéristique de la philosophie occidentale organiserait notre pensée autour de couples d'opposés tels que l'esprit et la nature, l'esprit et le corps, le sens et le signe, le dedans et le dehors. Là où F. Nietzsche réclamait une inversion de la hiérarchie des valeurs instituées par le platonisme et poursuivies par le christianisme, J. Derrida propose la déconstruction de ces oppositions qui semblent « naturelles » tant elles sont constitutives de toute réflexion philosophique. Ce système est qualifié par J. Derrida de « logocentrique » : il institue comme origine et fondement de toute vérité le logos, la pensée présente à elle-même dans l'élément de la conscience de soi. Derrière ce logocentrisme se profilerait aussi un ethnocentrisme européen puis occidental. La figure du logos se manifeste dans l'extension mondiale de la rationalité technique et scientifique. Or le logocentrisme nous interdirait de penser notre histoire et notre identité depuis l'autre bord, c'est-à-dire toutes les formes d'altérité : la langue de l'autre, la culture de l'autre, et finalement l'altérité d'une identité à venir. Il y aurait donc une tâche impérative pour notre temps : « La destruction, non pas la démolition mais la désédimentation de toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos 1. »

Pourquoi un tel mot d'ordre ? Que peut produire un événement tel que la déconstruction ? Une telle pratique inaugure-t-elle réellement une autre manière de faire de la philosophie ? Et en quoi s'impose-t-elle comme une exigence de la pensée ?

De nouvelles possibilités d'interprétation

La notion de déconstruction est une traduction du terme allemand « Destruktion » utilisé par Martin Heidegger dans son essai Etre et Temps (1927). Le motif central, énoncé dès l'ouverture du texte, est de rendre possible par une déconstruction de la métaphysique un nouvel accès à la question la plus radicale qui puisse se poser pour la pensée humaine, la question du sens d'être. En effet, toutes les pratiques humaines, y compris scientifiques, présupposent toujours une certaine précompréhension de ce que être signifie, précompréhension qui n'est jamais perçue comme telle mais qui au contraire fonctionne et règle nos comportements à notre insu. En cela, la science est aussi naïve que l'attitude naturelle, elle prend pour vérité objective ce qui est déjà le fruit d'une interprétation. Autrement dit, nous n'avons jamais affaire directement à l'être mais à ce que la tradition métaphysique nous a légué comme interprétation du sens d'être.

La déconstruction est précisément rendue possible par le fait que ce qu'on appelle « l'homme » n'a pas de relation immédiate et naturelle à ce qu'il est. On ne sait pas ce qu'est l'homme. Nous n'avons jamais affaire à l'humain comme à une donnée objective, mais nous le comprenons à travers une tradition d'interprétation sédimentée dans des textes. Déconstruire, ce sera retrouver de nouvelles possibilités d'interprétation dans ces couches textuelles par l'intermédiaire desquelles nous nous saisissons nous-mêmes.