« Comment cela a-t-il pu avoir lieu ? Comment des millions de gens normaux ont-ils pu massivement soutenir le fascisme ? » Depuis un demi-siècle, des chercheurs en sciences humaines s'efforcent de fournir des réponses à cette lancinante question. Parmi ces travaux, mention spéciale doit être faite de l'ouvrage La Personnalité autoritaire, paru en 1950 aux Etats-Unis, et qui n'a jamais été traduit en France 1.
Ce travail a été conduit sous l'égide de l'Institut pour la recherche sociale, plus connu sous le nom d'école de Francfort 2, d'orientation marxiste, et qui avait été fermé par les nazis en mars 1933. Ses membres se sont alors enfuis dans divers pays, puis l'Institut s'est reconstitué aux Etats-Unis peu après.
Une structure globale de personnalité
Dès la première ligne de La Personnalité autoritaire, le cadre de la réflexion est clairement posé : « La recherche présentée dans cet ouvrage a été guidée par la principale hypothèse suivante : les convictions politiques, économiques et sociales d'un individu forment souvent un profil cohérent, comme si elles étaient liées par une "mentalité" ou un "état d'esprit", et que ce profil était l'expression de tendances profondes dans la personnalité. » Les auteurs vont donc s'intéresser à l'individu « potentiellement fasciste », personne particulièrement sensible à la propagande antidémocratique.
Pour mener à bien leur enquête, ils font appel à de multiples méthodes : échelles d'attitude sophistiquées, enquêtes d'opinion, tests projectifs et entretiens cliniques. Les résultats tiennent en un ouvrage d'un millier de pages. Leur principal apport méthodologique est probablement la construction de plusieurs échelles d'évaluation : l'échelle d'antisémitisme (A-S), d'ethnocentrisme (E), de conservatisme politico-économique (PEC), et surtout des tendances préfascistes (F), (voir l'encadré p. 46). Cette échelle F, qui est au coeur de la recherche, est destinée à mesurer les préjugés sans paraître avoir cet objectif et sans mentionner le nom d'aucun groupe minoritaire. Neuf variables sont définies, dont l'association constitue un syndrome global, une structure assez résistante dans la personne qui la rend réceptive à la propagande antidémocratique.
Différents groupes sont interrogés, notamment des étudiant(e)s de l'université d'Oregon, des détenus de la prison de Saint- Quentin, des patient(e)s d'une clinique psychiatrique, des ouvriers, etc. La moyenne des scores d'autoritarisme dans ces groupes s'étale de 3,25 (membres d'un club de l'Oregon) à 4,73 (prisonniers), sur une échelle s'étageant de 1 à 7. Un autre résultat important, source de polémiques, est la présence plus fréquente de l'autoritarisme chez les personnes arborant des idées politiques de droite. C'est la psychanalyse qui constitue, dès le départ, le cadre théorique de cette recherche. Pour R. Nevitt Sanford et ses collègues, la personnalité autoritaire trouve son origine dans l'enfance de l'individu. Les sujets obtenant un score élevé à l'échelle F ont généralement grandi dans une famille caractérisée par une claire répartition des rôles sexuels entre les deux parents. Le père, souvent sévère et distant, a dominé la famille, ce qui a provoqué chez son fils une tendance à la soumission passive ainsi qu'un idéal de masculinité agressive. Les comportements reposaient sur un ensemble de valeurs rigide et externalisé : est bon ce qui est socialement accepté, mauvais ce qui dévie et/ou est socialement inférieur. Les parents étaient distants et ne toléraient pas les manifestations d'indépendance de la part de l'enfant.