« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! », écrivait le philosophe allemand Emmanuel Kant. Cette devise qu’il définissait comme celle des Lumières s’inscrit dans tout projet philosophique. Philosopher, c’est d’abord penser par soi-même, s’arracher aux opinions toutes faites et aux dogmes pour les interroger et les mettre à l’épreuve de la raison. En ce sens, rappelle Kant, penser par soi-même, c’est congédier la peur et la lâcheté pour prendre le risque de la liberté.
Oser penser, d’accord. Mais concrètement, comment faire ? Chaque philosophie donne à voir un effort pour construire sa propre pensée, avec des méthodes et des styles bien différents. Quoi de commun entre un dialogue platonicien, les Méditations métaphysiques (1641) dans lesquelles Descartes assis face à sa cheminée décide de douter de tout, l’Éthique (1677) de Spinoza, écrite selon l’ordre géométrique avec des axiomes et des démonstrations, et un recueil d’aphorismes de Nietzsche ? Autorisons-nous à prendre un peu de champ pour mettre à jour à travers l’histoire de la philosophie quelques méthodes qui peuvent aider chacun à avancer dans la construction de sa propre pensée.
◊ L’obsession langagière
La philosophie attache une attention presque maniaque au langage et au sens des mots. Pour penser correctement par soi-même, il faut être au clair sur l’usage que l’on fait des termes et au sens qu’on leur donne. Avant toute réflexion morale sur le mensonge, il vaut mieux le définir au préalable. Omettre, est-ce mentir ? Être libre, est-ce ne subir aucune contrainte ?
Les philosophes procèdent souvent par distinctions conceptuelles pour affiner l’objet de leur réflexion. Et pour certains philosophes, c’est même ainsi que les problèmes philosophiques disparaissent d’eux-mêmes. C’est notamment ce que soutient Ludwig Wittgenstein, qui n’entend pas proposer de théorie générale du langage, de la société ou de l’esprit humain, mais bien plutôt des remarques sur l’usage des mots.
Les philosophes, selon lui, ont du reste la fâcheuse tendance à vouloir penser qu’il y a une essence derrière un même terme. Pour Platon par exemple, il y a une idée pure du beau dont participent les différentes manifestations de la beauté. En réalité, explique Wittgenstein, derrière ce que l’on croit être la nature des choses se cache plutôt un « air de famille ». Il donne l’exemple des jeux : « Ne dis pas : “Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des ’jeux’”, mais regarde s’il y a quelque chose de commun à tous. Car si tu le fais, (…) tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. (…) Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’“airs de famille” ; car c’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s’entrecroisent (Recherches philosophiques, 1953). »
Avant de se lancer dans de grandes considérations générales, on gagne à être attentif aux mots et à ne pas voir systématiquement un concept derrière un terme. Si l’on reprend l’exemple du beau, plutôt que de chercher tout de suite une essence du beau, et donc la présupposer, il est utile d’examiner les usages du terme dans des contextes différents (on parle tout aussi bien d’un homme beau que d’un beau raisonnement, d’une belle voiture ou d’une belle musique…).