L’ÂGE D'OR DU POSITIVISME
La philosophie des sciences se distingue de la philosophie de la connaissance. Alors que la seconde s’intéresse aux conditions et aux limites de la connaissance humaine en général, la première s’occupe de la connaissance proprement scientifique. Elle n’a donc pu naître que lorsque les sciences se sont constituées en disciplines autonomes, distinctes de la philosophie, à partir du 17e siècle. Mais ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que la philosophie des sciences devient une discipline à part entière sur un plan institutionnel, lors de la création des premières chaires de « philosophie inductive » ou de « théorie des sciences inductives ». L’adjectif reflète ici une conception qui semblait évidente à l’époque : les sciences de la nature procéderaient globalement par induction, c’est-à-dire formuleraient des lois générales après l’observation répétée de phénomènes similaires, plutôt que par déduction, comme le feraient les sciences formelles (logique et mathématiques). Évidence qui sera contestée par Pierre Duhem, Ernst Mach et, à un moindre degré, Henri Poincaré ; les trois premières grandes figures de la philosophie des sciences au tournant du 20e siècle.
Empirisme logique
E. Mach tente par exemple de reconstruire les objets de la physique sans référence à des entités métaphysiques. H. Poincaré estime que le cadre géométrique des théories physiques est une convention retenue pour des raisons de commodité. P. Duhem, enfin, considère qu’une théorie ne décrit pas la réalité mais la façon dont nous rendons compte de nos observations. Mais, en dehors de la France, la philosophie des sciences en ce début du 20e siècle abandonne pratiquement toute perspective historique pour se tourner vers la modélisation formelle des théories scientifiques. Le centre de cette nouvelle philosophie des sciences dans les années 1920 se situe à Vienne, autour d’un groupe de philosophes (Rudolf Carnap, Otto Neurath, Moritz Schlick, etc.) connu sous le nom de « cercle de Vienne ». S’inspirant de E. Mach et s’appuyant sur la logique formelle, ces philosophes cherchent à établir un langage scientifique pur de toute métaphysique, dans lequel tout énoncé, à moins d’être vrai ou faux en fonction de sa forme logique, doit pouvoir être vérifiable sur un plan observationnel. Désignée par l’expression « positivisme logique » ou « empirisme logique », cette approche est donc aussi descriptive que prescriptive.
L’arrivée au pouvoir des nazis, poussant les membres du cercle de Vienne à se réfugier à l’étranger, principalement aux États-Unis, favorise son implantation dans le monde anglophone. Mais, au début des années 1950, sur un plan strictement philosophique, ses principes subissent des critiques dévastatrices. Par exemple, malgré leurs efforts, les tenants du positivisme logique n’arrivent pas à attribuer un sens empirique avéré à tous les concepts scientifiques, notamment aux concepts dispositionnels : si l’on peut observer un morceau de sucre se dissoudre, par exemple, on ne peut pas observer la solubilité… Du coup, il semble impossible d’établir une frontière nette entre énoncé scientifique et énoncé métaphysique. De même, il s’avère que les lois générales à la base de toute théorie scientifique ne sont pas vérifiables ; seules peuvent être vérifiées des occurrences de ces lois. Par exemple, on ne vérifie pas que « tous les corbeaux sont noirs », mais uniquement que « tous les corbeaux que l’on a vus sont noirs ». Il fallut donc admettre que les énoncés scientifiques sont intrinsèquement hypothétiques. Cette crise du positivisme logique conduisit à l’abandon de l’idée que la connaissance scientifique relève de la certitude.
Thomas lepeltier
DE LUDWIG WITTGENSTEIN
À LA PHILOSOPHIE ANALYTIQUE
À Vienne, un manifeste paraît en 1929, intitulé La Conception scientifique du monde. Ce texte émane d’un petit groupe de savants qui ont décidé de partir en guerre contre l’esprit spéculatif et métaphysique qui règne selon eux sur la pensée. Pour rédiger ce manifeste, les membres du cercle de Vienne se sont inspirés d’un essai publié quelques années plus tôt à Vienne : le Tractatus logico-philosophicus (1921). Son auteur, le jeune Ludwig Wittgenstein (1889-1951), est un personnage curieux. Né dans une riche famille de la bourgeoisie viennoise, il vit à l’écart du monde. Après des études d’ingénieur, qu’il a délaissées pour aller suivre les cours du logicien Bertrand Russell à Cambridge, il s’engagea, lors de la Première Guerre mondiale, dans l’armée autrichienne. C’est durant cette période qu’il a composé son Tractacus logico-philosophicus.