La philosophie des sciences

La philosophie des sciences se fixe pour objectif de comprendre ce qui fait la spécificité de la méthode scientifique. Cette recherche a pris des orientations très différentes en France et dans les pays anglo-saxons. Deux traditions qui tiennent à marquer leurs différences.

La philosophie des sciences se distingue de la philosophie de la connaissance. La seconde s’intéresse aux conditions et aux limites de la connaissance humaine en général ; la première s’occupe de la connaissance proprement scientifique. Elle n’a donc pu naître que lorsque les sciences se sont constituées en disciplines autonomes, distinctes de la philosophie, à partir du XVIIe siècle. Des penseurs comme David Hume, Emmanuel Kant et William Whewell offrent ainsi des réflexions sur les connaissances scientifiques de leur temps. Mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la philosophie des sciences devient une discipline à part entière sur un plan institutionnel, lors de la création des premières chaires de « philosophie inductive » ou de « théorie des sciences inductives ». L’adjectif reflète ici une conception qui semblait évidente à l’époque : les sciences de la nature procéderaient globalement par induction, c’est-à-dire formuleraient des lois générales après l’observation répétée de phénomènes identiques, plutôt que par déduction, comme le feraient les sciences formelles (logique et mathématiques). Evidence qui sera contestée par Pierre Duhem, Ernst Mach et, à un moindre degré, Henri Poincaré ; les trois premières grandes figures de la philosophie des sciences au tournant du XXe siècle.

L’œuvre de ces trois penseurs intervient à un moment où l’unité des sciences fait problème. Ce qui peut expliquer que leurs analyses des sciences s’accompagnent de tentatives de refondation. E. Mach, par exemple, s’appuyant sur la physiologie, essaya de reconstruire les objets de la physique sur une base purement sensorielle. Ainsi, pensait-il, la physique pourrait se débarrasser de toute entité métaphysique. H. Poincaré fut également tenté par un tel programme empiriste, mais c’est davantage par son conventionnalisme qu’il marqua la philosophie des sciences. On retient en effet de lui la thèse que le cadre géométrique des théories physiques est une convention retenue pour des raisons de commodité. C’est également les analyses philosophiques qui allaient être retenues de l’œuvre de P. Duhem plutôt que sa tentative de fonder l’ensemble de la physique et de la chimie sur la thermodynamique. P. Duhem est en effet surtout connu pour sa vision instrumentaliste de la science et sa conception holistique des théories scientifiques. La première expression traduit l’idée que les théories scientifiques ne sont pas des explications de la réalité mais uniquement des façons de rendre compte des observations. Quant à la seconde expression, elle traduit l’idée qu’une hypothèse n’est jamais mise à l’épreuve isolément mais que c’est implicitement tout un réseau de théories qui est testé. La conséquence est qu’en cas de conflit entre une théorie et l’observation, il est toujours possible de sauver cette théorie en modifiant une hypothèse autre que celle qui était censée être contredite.

 

Positivisme logique et falsificationnisme

P. Duhem, comme allaient le faire nombre de philosophes des sciences français après lui, avait fondé ses analyses philosophiques sur de minutieuses investigations historiques (voir l’encadré ci-dessous). Mais, en dehors de la France, la philosophie des sciences en ce début du XXe siècle abandonna pratiquement toute perspective historique pour se tourner vers la modélisation formelle des théories scientifiques. Le centre de cette nouvelle philosophie des sciences dans les années 1920 se situe à Vienne, autour d’un groupe de philosophes (Rudolf Carnap, Otto Neurath, Moritz Schlick, etc.) connu sous le nom de « cercle de Vienne ». S’inspirant de E. Mach et s’appuyant sur la logique formelle, ces philosophes cherchèrent à établir un langage scientifique pur de toute métaphysique dans lequel tout énoncé, à moins d’être vrai ou faux en fonction de sa forme logique, devait pouvoir être vérifiable sur un plan observationnel. Désignée par l’expression « positivisme logique » ou « empirisme logique », cette approche était donc autant descriptive que prescriptive.

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L’arrivée au pouvoir des nazis, poussant les membres du cercle de Vienne à se réfugier à l’étranger, principalement aux Etats-Unis, favorisa son implantation dans le monde anglophone. Mais, au début des années 1950, sur un plan strictement philosophique, ses principes avaient subi des critiques dévastatrices. Par exemple, malgré leurs efforts, les tenants du positivisme logique n’arrivaient pas à attribuer un sens empirique avéré à tous les concepts scientifiques, notamment aux concepts dispositionnels (de fait, si l’on peut observer un morceau de sucre se dissoudre, on ne peut pas observer la solubilité). Du coup, il semblait impossible d’établir une frontière nette entre énoncé scientifique et énoncé métaphysique. De même, il s’avéra que les lois générales à la base de toute théorie scientifique ne sont pas vérifiables ; seules peuvent être vérifiées des occurrences de ces lois (on ne vérifie pas que « tous les corbeaux sont noirs » mais uniquement que « tous les corbeaux que l’on a vus sont noirs »). Il fallut donc admettre que les énoncés scientifiques étaient intrinsèquement hypothétiques.