La politique de la ville vue des États-Unis

Et si la France avait à apprendre des États-Unis en matière de politique de la ville ? C'est ce que suggère Jacques Donzelot en comparant les expériences menées de part et d'autre de l'Atlantique pour enrayer la « crise urbaine ». Il bouscule par la même occasion l'idée reçue sur les risques de dérive communautariste.

Depuis un peu plus de vingt ans, la France a « inventé » une politique autour de « la question des banlieues ». Touchant à l'urbain, au social, à la sécurité, à l'économique, au culturel, cette politique traverse tous les domaines ou presque de l'action publique et a pris la ville comme principe unificateur de ces différents registres. La ville parce que celle-ci constitue le lieu où se manifestent les troubles apportés à la cohésion sociale par le chômage de masse, les discriminations, voire la mondialisation. La ville aussi et surtout parce qu'elle incarne à nos yeux le produit le plus précieux de notre civilisation, la preuve de son excellence, de sa supériorité aussi par rapport à des nations qui en méconnaissent la richesse ou ne veilleraient pas à la défendre. En France, la défense et illustration de la ville que cette politique doit promouvoir dispose à cet égard avec la ville américaine d'un repoussoir très consensuel. Droite et gauche parlent à l'unisson de la nécessité d'éviter « une dérive à l'américaine de nos villes ». Quelle dérive ? Celle du communautarisme qui renvoie chaque minorité ethnique à elle-même, l'encourage à trouver d'abord en la réunion de ses membres la solution à ses difficultés. Derrière cette hantise d'un triomphe des particularismes, c'est, plus encore que la ville, notre modèle républicain qui paraît menacé et qu'il faudrait sauver. Face à ce genre de clichés, le problème n'est pas vraiment de corriger la photo afin qu'elle corresponde un peu mieux ou moins mal à la réalité. Car on resterait prisonnier malgré tout de notre représentation française de la ville telle qu'elle doit être et de la politique telle qu'elle doit se faire.

Traiter les lieux ou s'occuper des gens ?

Il faut donc sortir du cadre de cette représentation pour comprendre sur fond de quelle vision de la ville les Américains traitent la crise urbaine mais, aussi et surtout, pour voir, au retour, la nôtre, comme du dehors, privée de son statut d'évidence et pour le coup peut-être plus frileuse que glorieuse. Faut-il traiter les lieux de manière à ce que les gens qui y vivent disposent d'emplois, de services et de logements de meilleure qualité ou vaut-il mieux permettre aux gens de quitter ces lieux pour aller là où ils pourront trouver ces emplois, ces services et ces logements ? C'est dans les termes de ce débat - le people versus place debate - que les Américains abordent la question des ghettos qui se sont formés dans les vieux centres populaires des villes du Nord - les inner cities - où les Noirs se sont entassés tandis que les Blancs partaient vers les suburbs et que les entreprises les y suivaient 1. L'histoire de la lutte contre la ségrégation est celle de la réponse à cette question ainsi posée voici une quarantaine d'années. La première option - une transformation massive des ghettos - fut envisagée surtout par les démocrates dans les années 60 avec un programme de cités modèles - model cities program - combinant des actions dans les domaines urbain et social 2. Mais la difficulté de faire financer une telle politique par un Congrès élu de plus en plus par les habitants des suburbs réduisit vite son ambition. La seconde option eut les faveurs du républicain Richard Nixon au début des années 70, à travers la formule de l'affirmative action qui faisait obligation aux entreprises travaillant sur fonds publics d'embaucher des Noirs ainsi que d'autres catégories pâtissant d'une discrimination. Elle présentait sur la première l'avantage de ne rien coûter à l'Etat fédéral, sinon l'argent nécessaire au contrôle de la mise en oeuvre de ces quotas et aux procès éventuels à l'encontre des réfractaires.

Les États-Unis face à l'underclass

En revanche, elle comportait un versant négatif qui se révéla bientôt : si elle permit bien à un pourcentage significatif de Noirs de s'échapper des ghettos, leur sortie se révéla grandement préjudiciable à ceux qui y restaient. Car elle eut pour effet de priver lesdits ghettos de leurs élites, de cette partie des Noirs qui avait réussi à acquérir une formation scolaire ou professionnelle suffisante pour postuler à ces emplois. Or, ceux-ci encadraient la population et lui procuraient dignité sinon espoir. Lorsqu'ils partirent, la question noire fit place à celle de l'underclass. Soit un vocable inventé à la fin des années 70 et qui servit pour désigner une classe non seulement en dessous des autres mais distincte de celles-ci par la nature de la relation qu'elle entretenait avec le système de la société américaine tout orienté vers la réussite individuelle, la possibilité de passer, par l'effort et la chance, d'une classe à une autre, et de changer en même temps de lieu d'habitation, tant les appartenances à un quartier se trouvent là-bas étroitement corrélées au niveau de revenu. Au lieu de quoi, les habitants des ghettos s'incrustaient dans ces lieux où ils ne vivaient que des revenus de l'aide sociale et de ceux des trafics illégaux. Bref, l'underclass apparaissait comme l'envers du rêve américain, sa négation en acte, une menace pire encore pour lui que ne l'avaient été les émeutes noires des années 60, car ces dernières véhiculaient encore l'espoir, l'exigence même d'un changement de condition.

On commence à parler de crise urbaine, aux Etats-Unis, au milieu des années 70, avec l'apparition de cette underclass, à partir du constat d'échec de chacune de ces deux politiques - people et place - conduites séparément. La politique du traitement des lieux est abandonnée et il en résulte une dévastation physique des ghettos. Les propriétaires renoncent à entretenir leurs immeubles en l'absence de rentrées régulières et suffisantes, voire y font mettre le feu dans l'espoir de toucher l'assurance. La construction de logements sociaux ayant été abandonnée en 1973, s'ensuivit une très forte crise du logement et la multiplication des squats dans des inner cities si dévastées qu'on put y tourner des films de science-fiction offrant pour cadre le spectacle de la ville après la Troisième Guerre mondiale. Quant à la politique dite people - celle du traitement des gens -, c'était justement sa mise en oeuvre qui avait conduit à la démoralisation des ghettos par l'encouragement au départ de l'élite qui les encadrait jusque-là.