L'initiation amoureuse et sexuelle se vit aujourd'hui dans une société marquée par le déclin des institutions religieuses et de ses compléments laïcs (tel le mariage) qui encadraient la vie privée et fournissaient des « prescriptions et des interdits tout à fait explicites de la régulation sociale des comportements sexuels » 1. Elle est alors plus vécue comme une expérience personnelle. Comme l'écrit Michel Bozon : « Dans les sociétés contemporaines, qui ont élaboré un domaine de l'intimité et des sentiments personnels, la sexualité, dont la procréation n'est plus qu'un aspect, est devenue une des expériences fondamentales de la construction de la subjectivité et du rapport à soi-même 2 . » Comment, dès lors, advient dans ce contexte le passage à la sexualité génitale ? Comment les jeunes, très tôt autonomes, mais guère indépendants 3, vivent-ils leur « première fois », qui intervient le plus souvent vers 17-18 ans, bien que la disponibilité sexuelle des filles soit aujourd'hui plus précoce ? Quelle valeur accordent-ils à cet événement ?
L'amour : un « ingrédient » nécessaire
Pour esquisser quelques éléments de réponse à ces questions, nous avons sollicité cinq promotions d'étudiants inscrits en licence de sociologie à l'université de Caen. Soucieux d'éviter les biais inhérents à la situation duelle de l'entretien semi-directif, nous leur avons demandé, à partir d'un même texte d'invite 4, de faire le récit écrit de leur premier rapport sexuel. 187 récits exploitables ont ainsi été recueillis, mais 16 filles et 3 garçons n'ayant pas encore vécu cette expérience 5, notre corpus ne comprend que 168 récits d'étudiants ayant « perdu » leur virginité.
De la lecture de l'ensemble des récits émerge en filigrane l'idée qu'il existe un modèle idéal du premier rapport sexuel. Bien sûr, c'est plutôt celui qui, physiquement, se passe bien, c'est-à-dire n'est pas trop douloureux pour les filles et n'aboutit pas, en raison de l'émotion, à une absence d'érection pour les garçons. Mais ce qui compte avant tout, c'est que ce moment inaugural de l'entrée dans la sexualité adulte s'inscrive dans une relation amoureuse pleinement vécue ; autrement dit, que ce premier rapport intervienne au terme d'une relation faite de confiance, de complicité, ce qui, pour les filles, leur donne au moins la garantie d'avoir un partenaire délicat, prévenant : « Mes sentiments à son égard étaient tels que je savais que ce serait lui [...]. J'ai eu la chance d'avoir pour premier partenaire quelqu'un de patient, à qui je pouvais faire part de mes appréhensions. Notre première fois fut très douce, car lui-même craignait de me faire mal. Il a su faire monter le désir en moi jusqu'à ce que je me sente vraiment prête [...]. Ce fut, je pense, la raison pour laquelle cela s'est tout de même bien passé. »
A l'évidence, celles pour qui cette expérience s'est déroulée conformément à ce scénario, notamment quand elles ont le sentiment de « l'avoir attendue », ont un jugement extrêmement positif de leur première fois, et ce moment intime apparaît d'autant plus beau que la relation elle-même et ses suites ont été optimales. L'appréciation rétrospective portée sur le premier rapport sexuel dépend en effet étroitement de l'histoire et du devenir de la relation. Le souvenir que l'on en a est alors « reconstruit » à l'aune des moments heureux qu'il a inaugurés : « La personne avec qui j'ai eu ce rapport était celui que j'attendais. C'était comme je l'avais toujours espéré [...]. Nous vivons toujours ensemble, nous espérons finir nos jours ensemble. » Et si d'aventure « cela n'a pas été terrible », dès lors que la relation amoureuse se poursuit au-delà de ce moment intime, ce premier rapport n'apparaît jamais vraiment comme un véritable « désastre ». Tout d'abord, parce que ce qui compte, c'est que ce soit avec « lui », celui qu'on a choisi ; ensuite, parce que l'affection réciproque que l'on se porte permet plus facilement de relativiser ce moment « douloureux » : « Maintenant ça va beaucoup mieux, cela fait cinq ans que je suis avec X [...]. Les sentiments que nous partagions nous ont probablement aidés à ne pas faire de cette première fois une catastrophe. »
Rares sont celles qui, comme cette étudiante, sont encore avec leur premier partenaire. Mais que cette relation ait pris fin n'est pas en soi un problème. L'important, c'est de « l'avoir décidée », de « s'être sentie prête, et surtout qu'elle ait eu pour cadre une relation amoureuse qui lui donne sens et ne s'arrête pas à cet échange corporel. J'avais au fond de moi pris cette décision : c'était lui qui me ferait l'amour le premier. Mais à aucun moment je n'avais fantasmé sur l'idée que l'on formait un couple pour la vie. Et cela s'est terminé comme ça, mais je ne regrette pas. » En bref, non pas « l'amour pour toujours », mais une « histoire d'amour », une histoire dans laquelle prend logiquement place cette expérience.
Les récits masculins nous incitent à penser que, comme les filles, les garçons cherchent plutôt à faire coïncider expérience amoureuse et expérience sexuelle : « En quelques mois, je tombai amoureux d'elle. Je la trouvais mignonne, gentille, intelligente, on avait beaucoup de points communs [...]. Je sentais que notre complicité était de plus en plus forte. Puis au fil des mois, nos flirts devinrent de plus en plus intenses et nous osions de plus en plus nous dévoiler [...]. Je ne saurais dissocier mon premier rapport sexuel de ma vie amoureuse. »