La reconstruction subjective du passé

Psychologue américain, Daniel L. Schacter fut le premier à appeler « mémoire implicite » les apprentissages non conscients. Il n'envisage pas d'étudier la mémoire sans prendre en compte les aspects subjectifs des souvenirs.

Notre rencontre avec Daniel L. Schacter, professeur de psychologie à l'université de Harvard et éminent spécialiste des théories de la mémoire, ne se déroula ni dans l'ambiance feutrée de l'un ou de l'autre restaurant parisien, ni dans celle dynamique d'un bar américain, ni celle studieuse de son bureau de Harvard. Grâce aux nouvelles technologies, notre rencontre fut électronique. Nos questions traversèrent l'Atlantique par les méandres du réseau des réseaux, et ses réponses revinrent, diligentes et précises, par le même chemin.

Par modestie peut-être, par rigueur certainement, D.L. Schacter commença par nier avoir découvert la mémoire implicite. « Je n'ai pas découvert l'existence de la mémoire implicite, dit-il. De nombreuses anecdotes, une accumulation d'observations cliniques et quelques expériences de laboratoire décrivaient depuis longtemps ce qu'on appelle maintenant la mémoire implicite. Certaines de ces anecdotes datent même du début du xxe siècle. Au début des années 80, différents groupes de recherche ont mis au point des procédures expérimentales qui permettaient d'étudier la mémoire implicite. Mon groupe de recherche - j'étais à Toronto à cette époque - en faisait partie, c'est tout. »

Il est vrai que les premiers indices de l'existence de la mémoire implicite ne sont pas dus à D.L. Schacter. Par contre, il est le premier, avec son collègue Peter Graf, à lui donner un nom. Mais commençons par le commencement. Comme il le raconte dans son livre A la recherche de la mémoire (De Boeck université, 1999), c'est à Oxford, dans le laboratoire de Lawrence Weiskrantz et Elizabeth Warrington, qu'il eut l'occasion de voir de plus près ces données qui étonnaient tant les chercheurs : des patients amnésiques, malgré leurs problèmes de mémoire, réussissaient certains tests de mémoire, que les chercheurs appellent des épreuves d'amorçage : après avoir étudié une liste de mots, les patients, sur base des trois premières lettres des mots, devaient essayer d'en donner les lettres manquantes. Non seulement les patients amnésiques réussissaient à compléter les mots, mais en plus, ils le faisaient parfois aussi bien que des personnes qui n'avaient aucun problème de mémoire.

Comme le souligne D.L. Schacter, « quelque chose d'autre méritait d'être noté concernant la performance des patients amnésiques : ils ne semblaient pas conscients de rappeler les mots de la liste d'étude quand ils les donnaient en réponse aux indices de trois lettres. Au contraire, ils se comportaient souvent comme s'ils jouaient à des devinettes. Ils montraient une mémoire des mots étudiés, mais ils ne se "souvenaient" pas, au sens ordinaire du terme. » Ces observations rigoureuses de laboratoire en complétaient d'autres plus anecdotiques, mais semblables. Le médecin britannique Robert Dunn décrivit ainsi en 1845 le cas d'une femme amnésique qui apprit à devenir une couturière habile, même si elle ne pouvait pas se souvenir d'avoir fait une seule robe !

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Lorsque plus tard, D.L. Schacter et ses collègues découvrirent que les personnes normales pouvaient elles aussi manifester des apprentissages non conscients, ils furent convaincus d'avoir mis le doigt sur une forme particulière de mémoire : la mémoire implicite. « Nous nous sentions un peu comme des astronomes en train de découvrir une nouvelle étoile ou une galaxie toute entière dont l'existence n'avait été que suspectée : tout un monde nouveau de possibilités s'ouvrait soudain à la recherche. »

Que pouvait apporter cette découverte de la mémoire implicite ? « Bientôt, je me rendis compte que la mémoire implicite pouvait jouer un rôle beaucoup plus important dans notre vie quotidienne qu'on ne l'avait pensé. Au milieu des années 80, un certain nombre d'études bien contrôlées ont montré que les préférences et les sentiments peuvent être influencés par des rencontres et des expériences spécifiques dont les sujets ne se rappellent pas explicitement. »

D'autres champs de la psychologie en bénéficièrent. C'est le cas de la psychologie du développement, comme l'explique D.L. Schacter : « Si des patients amnésiques peuvent être influencés par des expériences passées dont ils ne se souviennent pas explicitement, la même chose doit être vraie pour les premières manifestations de mémoire des nourrissons. Ce n'est que vers 8 ou 9 mois que les enfants montrent des signes indiscutables de rappel explicite, lorsqu'ils se mettent à chercher activement un objet caché. »