L’histoire de la théorie de la dissonance cognitive débute par une belle recherche de terrain réalisée par Leon Festinger (1919-1989), Henry Riecken, et Stanley Schachter. Ces trois psychologues sociaux, spécialistes des croyances et de leur changement, décident d’observer les effets d’une annonce de fin du monde sur les habitants d’une petite ville de l’État du Minnesota : Lake City. Les organisations millénaristes et messianiques répondent justement à ces attentes, à tout le moins celles informant d’une date précise à l’accomplissement d’une prophétie.
Dernier appel avant la fin du monde
Les travaux en psychologie sociale montrent qu’il est plutôt difficile de conduire quelqu’un à changer d’avis ou d’opinion. Parfois, l’individu peut être convaincu du bien-fondé de son opinion lorsqu’on essaie de la réfuter, surtout si elle est bien ancrée dans des comportements qui y sont conformes et qu’il dispose d’un soutien social ou de l’appui d’un groupe partageant cette même opinion.
Avant d’aller plus loin, explicitons en quelques lignes la théorie de la dissonance cognitive de Leon Festinger (1957). Cette théorie est considérée par les psychologues sociaux comme une des grandes théories ayant construit et façonné la psychologie sociale depuis maintenant une soixantaine d’années. Festinger suggère que la dissonance cognitive est un état d’inconfort généré par l’inconsistance entre nos croyances (« je n’apprécie pas Martin ») et nos actions ou comportements (« je discute avec Martin »). Cet état d’inconfort ou de tension est particulièrement désagréable et intolérable. L’individu cherche, par tous les moyens, à s’en débarrasser : « la dissonance, c’est-à-dire l’existence de relations incompatibles entre des cognitions, est un facteur motivant à part entière. Par les termes cognitions (…), j’entends toute connaissance, opinion ou croyance relative à l’environnement, à soi-même ou au comportement d’autrui. La dissonance cognitive peut être considérée comme une condition préalable entraînant une action visant à sa réduction, tout comme la faim entraîne une action visant à la satisfaire ».
Ainsi, le plus souvent, l’individu rationalise, c’est-à-dire qu’il ajuste a posteriori ses croyances à son comportement (« Finalement, Martin c’est quelqu’un de bien ») pour éliminer cet état d’inconfort.
La recherche sur le terrain dont il est question ici illustre parfaitement les intuitions de Festinger quant aux conséquences de la production et de la réduction de la dissonance chez un groupe dont les croyances les plus fortes seront remises en cause par les faits. Festinger, Riecken, et Schachter réalisent cette étude en 1954-1955, accompagnés et aidés par huit de leurs étudiants. Elle sera publiée en 1956 sous la forme d’un ouvrage. Tous, chercheurs et étudiants, ont rejoint le groupe en se présentant comme croyants eux-mêmes, assistant aux discussions, prenant des notes de ce qui se disait. Il s’agit d’une observation participante : on observe les actions et réactions du groupe de l’intérieur en tant que membres du groupe. Chercheurs et étudiants comparent leurs notes après toutes les réunions pour vérifier l’exactitude de leurs observations. Ils rassemblent méticuleusement des données sur les comportements des adeptes pendant les deux mois précédant la date annoncée du cataclysme, et un mois après cette date. Le groupe d’adeptes comprenait 25 à 30 personnes appartenant à une classe moyenne supérieure.