Le cas Derrida vu par la sociologie des sciences

La diffusion de l'œuvre de Jacques Derrida ne se fit pas du tout de la même manière en France et aux États-Unis. L'occasion pour la sociologie de mieux comprendre ce qui sépare ces deux systèmes culturels et institutionnels.

Comment un philosophe devient-il une figure prédominante de l'espace intellectuel ? La valeur intrinsèque de son oeuvre n'explique pas seule son succès. En sociologie des sciences, on étudie la légitimation intellectuelle, laquelle s'inscrit toujours dans des systèmes culturels et institutionnels très structurés. Le cas du philosophe Jacques Derrida apparaît à ce titre comme particulièrement intéressant. Comment donc a-t-il pu gagner sa légitimité aussi bien en France qu'aux Etats-Unis, lesquels constituent deux marchés culturels très différents ? C'est ce que nous tenterons de comprendre à travers l'analyse de la diffusion de son oeuvre sur une vingtaine d'années, soit de 1963 à 1984.

Derrida et le champ intellectuel français

Penchons-nous tout d'abord sur sa diffusion dans l'espace intellectuel français. Si l'on considère l'oeuvre de J. Derrida, il apparaît que de nombreux aspects contribuent à sa légitimation. Tout d'abord, son style, à la fois sophistiqué et difficile, et son argumentation, qui montre un sens aigu de la dialectique, répondent aux exigences culturelles du milieu intellectuel français. La virtuosité rhétorique semble en effet être une condition structurelle de légitimation intellectuelle au sein de la communauté philosophique française (ce qui diffère ainsi très clairement du style de la philosophie anglo-saxonne beaucoup plus soucieuse de clarté et d'argumentation). Plus importante encore est la création d'une véritable « marque théorique » conçue au sein d'une tradition intellectuelle établie. J. Derrida a ainsi créé un appareillage théorique qui est clairement distinct des autres systèmes philosophiques : des concepts comme ceux de « déconstruction », « trace », « hymen », « dissémination » ont favorisé la pénétration de son oeuvre dans des milieux intellectuels variés de la même manière que l'« existentialisme » de Jean-Paul Sartre, la « rupture épistémologique » de Louis Althusser, l'« archéologie » chez Michel Foucault ou la « schizoanalyse » de Gilles Deleuze.

Ensuite, le travail de J. Derrida s'inscrivait parfaitement dans les débats du champ intellectuel français du milieu des années 60 : en attestent ses références à la transcendance du discours philosophique et à la fin de la philosophie alors très en vogue, de même que les références à Ferdinand de Saussure, à la multiplicité du sens et à l'intertextualité, qui sont basiques pour la sémiologie.

Enfin, la légitimation de J. Derrida fut facilitée par son rapport à la tradition philosophique puisque ses innovations théoriques s'inscrivent dans la lignée des écrits de Edmund Husserl, Martin Heidegger et Friedrich Nietzsche, par opposition à Georg Hegel. J. Derrida applique de plus sa stratégie à des auteurs importants de la tradition occidentale (Platon, Jean-Jacques Rousseau, Sigmund Freud, Stéphane Mallarmé...). Il séduisait également les intérêts professionnels des philosophes en promouvant une nouvelle image de leur champ à un moment de crise de légitimité institutionnelle dans les années 70 au moment où le gouvernement tentait de réduire les exigences de la philosophie dans les lycées et où les sciences sociales assénaient de fortes critiques à l'endroit de l'entreprise philosophique. En 1974, J. Derrida et ses étudiants créent le Groupe de recherche sur l'enseignement de la philosophie (Greph) pour résister à la réforme gouvernementale qui menace les postes de philosophie. Enfin, il fournit à son public une image charismatique de l'avant-garde intellectuelle. Parce qu'il considère que le lecteur recrée le texte, il représente son travail comme une entreprise créative similaire à celle d'un artiste ou d'un écrivain.