À deux reprises dans l’histoire, le tireur à la carabine trois positions Matthew Emmons se retrouve leader avant la dernière salve de tirs. Aux Jeux olympiques d’Athènes, en 2004, il envoie sa dernière balle sur la cible voisine. Quatre ans plus tard à Pékin, à nouveau possible vainqueur avant le dernier tir, il appuie sur la gâchette à contretemps et finit second. Deux fois de suite en position favorable pour la médaille d’or, il échoue en commettant des fautes « de débutant ». La technique d’un sportif peut être parfaite… et son mental tout saboter ! Tout près de nous, lors du Mondial de football 2022 au Qatar, le buteur patenté de l’équipe anglaise, Harry Kane transforme sans problème un penalty à la 64e minute, mais envoie dans les nuages un second penalty sifflé à la 84e minute. Que s’est-il passé en lui lors de cette seconde tentative ?
Pour prévenir ces fluctuations dans l’engagement et l’efficacité, en marge d’une tradition sportive centrée sur la préparation physique, la psychologie du sport entend façonner le mental des athlètes afin de renforcer leur motivation et leur combativité, de leur permettre de résister au stress, de mieux maîtriser leurs émotions. À ses débuts, cette dimension psychologique du comportement sportif apparaissait comme prometteuse, susceptible d’optimiser le travail, de départager les concurrents. En apportant des stratégies de préparation mentale, l’objectif était également de faciliter l’adaptation des athlètes à un mode de vie spécifique, souvent en marge du reste de la société et à une charge de travail élevée, d’accompagner leur projet. Autant de modalités d’aide et de soutien à la performance que les psychologues du sport semblaient en mesure de fournir aux jeunes s’engageant dans la filière sportive dite de haut niveau.
La référence à la préparation mentale dans le milieu sportif est effectivement devenue un standard, les facteurs psychologiques sont convoqués pour analyser les résultats, attribuer les causes, disséquer les comportements. Elle a pris une place prépondérante en tant qu’élément du discours, en tant qu’injonction : à valeur égale le mental fait la différence. Il suffit d’écouter les commentateurs sportifs louer les qualités psychologiques, la détermination des athlètes, jugée aussi importante (sinon plus) que les qualités physiques. Une illustration parmi d’autres : le champion de biathlon Martin Fourcade est plus souvent décrit pour son caractère combattant et son self-control que pour ses performances, pourtant au rendez-vous.
Malgré cela, force est de constater que le terrain sportif a fortement résisté à l’intégration des intervenants spécialisés, tout en ne cessant de désigner comme prioritaire la dimension psychologique du comportement. Ainsi, la greffe ne prend pas : l’entraînement mental qui tient une place de choix dans les pays nord-américains ou anglo-saxons reste un vœu pieux en France. Pire, dans cet univers en friche, de multiples intervenants tentent de s’engouffrer et proposent leurs services, s’appuyant sur des stratégies commerciales parfois dénuées de toute déontologie ou sur d’obscures méthodes de suggestion. Un marché du coaching conjuguant la compétence, le bricolage… l’imposture s’est installée dans notre panorama et de nombreux intervenants peu familiers du terrain sportif y convoitent l’extension de leur clientèle. La profession de coach n’est pas réglementée en France et les sportifs de haut niveau représentent une cible commerciale, par leurs ressources et leur notoriété publique susceptible de valoriser la « carte de visite » du coach. Il suffit de parcourir Internet pour observer cette prolifération d’intervenants potentiels, nantis de diplômes et certifications autoproclamés, qui ciblent le terrain sportif comme « terrain de jeu ».
Quelles raisons évoquer pour expliquer cette rencontre ratée entre les psychologues du sport (nantis de compétences avérées et d’expériences spécifiques) et les acteurs du sport de performance ? Aucune ne s’impose, mais elles peuvent se conjuguer. Les résistances des entraîneurs, mais aussi de l’institution sportive, le recours à des formules conjuratoires (résister à la pression, ne rien lâcher, prendre du plaisir…) par les athlètes et les entraîneurs ou les commentateurs, autant d’obstacles qui font du psychologue du sport un « intermittent du spectacle » ! Deux cultures peinent à s’associer.
Le retour de la lune de miel
Ces résistances à la psychologie du sport n’excluent pas une forme de séduction pour ce qu’elle pourrait apporter, ni une forme d’idéalisation par le grand public du champion, véritable icône, parfois figure héroïque parée de vertus que notre société magnifie. De toutes parts des messages éducatifs, publicitaires, médiatiques… nous incitent à améliorer nos performances et à élever le niveau de notre « estime de soi », pour qu’elle nous renvoie une image positive de nous-mêmes, nous protège des aléas et turbulences d’une vie ordinaire. À cet égard le sportif de haut niveau semble exemplaire aux yeux du grand public. Il incarne l’énergie, la maîtrise de soi, l’accomplissement de son projet personnel. Il travaille avec assiduité et générosité. Une image idéalisée de sa réalisation personnelle nous est proposée, la publicité s’est emparée de l’image du sportif comme emblème de santé, parant de multiples produits commerciaux des vertus attribuées aux champions. Après leur carrière nos grands athlètes vont prêcher la bonne parole dans les entreprises devant des cadres séduits et admiratifs, le monde productif rêve de transférer dans ses ateliers, ses bureaux, les qualités incomparables affichées par les sportifs.
Cette façade embellie masque les dérives et excès générés par la pratique intensive (surentraînement, antijeu, agressivité excessive, tricherie, dopage, corruption…). Elle simplifie aussi à l’extrême, occulte ou efface la complexité des interactions entre le corps et le psychisme en sport. Bien sûr, les dispositions psychologiques, les atermoiements vécus, le doute sur sa valeur ou son niveau affectent le potentiel. L’anxiété précompétitive impacte l’énergie résiduelle le jour J, les émotions en situation retentissent sur le tonus musculaire, l’enjeu perçu altère la motivation. L’estime de soi ou le sentiment d’efficacité personnelle entravent la mobilisation des ressources physiques ou techniques. Mais ces facteurs interviennent avant tout dans une dynamique qui reste aléatoire, au moins partiellement incontrôlable.
Enfin rappelons qu’attribuer à la seule mobilisation de ses ressources la responsabilité du comportement affiché est un biais ; les interactions avec l’environnement (humain, matériel…) affectent dans tous les sens possibles, positifs ou négatifs, ses dispositions. Des maladresses, dysfonctionnements, perturbations diverses, ce que certains auteurs appellent « stress institutionnel », ou bien au contraire un contexte harmonieux et adapté à ses besoins, influencent fortement son climat psychique. Évoquons simplement, à titre d’exemple, l’anxiété excessive de l’entraîneur ou des problèmes d’organisation dans le précompétitif.
Dépasser les facteurs psychologiques
S’il convient de considérer et réaffirmer le facteur psychosomatique – dans le domaine du sport comme ailleurs – les professionnels savent à quel point il peut s’avérer compliqué de comprendre les influences réciproques du corps sur le psychisme et du psychisme sur le corps : tensions, inhibitions, perte d’attention, troubles de la perception, perturbation de l’énergie, dérèglement des rythmes internes et/ou des capacités cognitives… C’est pourquoi dépasser les facteurs psychologiques (dispositions mentales, croyances, émotions…) qui nuisent à la performance ne se résume pas à mobiliser une technique donnée le moment venu. Il s’agit d’un travail de longue haleine demandant aux sportifs de s’y consacrer pleinement, s’y engager résolument, pour, éventuellement, voir apparaître les effets à moyen terme.
Réajuster le timing, recalibrer les objectifs
C’est sans doute ici aussi que le bât blesse, que le sport et la psychologie peinent à trouver un terrain d’entente. Le premier problème est un clivage d’objectifs : le monde sportif est en effet friand de résultats expérimentaux, de données concrètes, de paramètres et critères déchiffrables, manipulables dans la méthodologie de l’entraînement, parce qu’il est tenu par des impératifs d’efficacité. Il oublie que ce corps efficient est aussi un corps vécu, habité, voire fantasmé, un corps auquel s’imposent sa résonance subjective et son histoire individuelle. Le schéma corporel travaillé à l’entraînement ne neutralise pas le corps imaginaire. Aussi, l’attente envers le psychologue qu’il puisse fournir une préparation mentale opératoire et instrumentée, mise à disposition des sportifs pour exercer un contrôle absolu sur les manifestations corporelles, émotionnelles, comportementales parasites, est une illusion ! Parce que le corps et le psychisme s’accouplent en des résonances subtiles et finement individualisées. L’emprise du mental sur la production corporelle relève du fantasme du terrain sportif.
Le second clivage est celui du timing : au lieu de tenter tardivement une greffe qui provoque souvent le rejet, le terrain sportif serait bien inspiré d’intégrer précocement auprès des jeunes talents un psychologue spécialisé et de les familiariser progressivement, dans une perspective éducative, à l’écoute et l’analyse des émotions qui colorent leur expérience de la performance athlétique. ●
À LIRE
- M. Levêque, Au Cœur de la compétition sportive, Mardaga, 2010.
Marc Levêque
Professeur émérite de l’université d’Orléans et psychologue du sport.